Michel Houellebecq, le voyageur désenchanté

Publié le 28 janvier 2022
9 min
Un mois de vacances avec mon chien : lancer la balle dans les escaliers, courir ensemble sur la plage. Vivre.
Michel Houellebecq
La possibilité d’une île (2005)

            Une chronique sur Houellebecq sur etourisme.info ? Ce choix peut paraître aussi surprenant que périlleux. Surprenant car l’auteur n’a pas rang parmi les écrivains-voyageurs patentés. Périlleux tant Houellebecq est indéniablement catalogué comme sulfureux, personnage dont chaque nouvel opus, dont toute intervention publique provoquent invariablement débats et controverses.

            Or, pour qui s’intéresse à son œuvre, force est de constater qu’il a développé à propos du tourisme une réflexion personnelle, et pour le moins originale, pouvant interroger l’ensemble des professionnels de la filière.

            Petit voyage en Houellebecquistan…

Le tourisme comme façon d’être au monde

D’emblée, Houellebecq prévient : « Mes rêves sont médiocres. Comme tous les habitants d’Europe occidentale, je souhaite voyager […], pratiquer le tourisme. » Pour lui « le monde est de taille moyenne » (2), on le parcourt sur des vols interminables : « Prendre l’avion aujourd’hui, quelle que soit la destination, équivaut à être traité comme une merde pendant toute la durée du vol » (3). Ce qui ne l’empêchera malgré tout pas de découvrir la Patagonie en 2007 en compagnie de l’écrivain et journaliste brésilien, Juremir Machado da Silva, périple dont ce dernier tirera un livre (4).

            Il convient de souligner que Michel Houellebecq s’intéresse moins aux voyages qu’aux arcanes de l’industrie touristique. Deux de ses ouvrages illustrent parfaitement ces propos. Dans Plateforme, Michel (le narrateur) est l’archétype du cadre moyen français. Suite au meurtre de son père par le frère de sa femme de ménage, ce modeste employé au ministère de la Culture hérite d’un confortable magot et décide de s’offrir un séjour en Thaïlande. Quant au protagoniste de Lanzarote, déprimé à la perspective d’un réveillon raté à la veille du passage à l’an 2000, il sollicite les services d’une agence de voyages.

            Plateforme, ce grand roman français de la mondialisation, est avant tout une histoire d’amour. Mais y est aussi décrit Jacques Maillot, fondateur de Nouvelles Frontières : « En surface c’est un catho démagogue branché à la con, avec ses cravates bariolées et ses scooters ; mais en profondeur c’est un salaud hypocrite et impitoyable. » Le groupe Accor auxquelles de nombreuses pages sont consacrées, est renommé Aurore pour les besoins du livre ; Jean-Marc Espalioux, successeur de Dubrule et Pélisson les fondateurs du groupe, se voit quant à lui rebaptisé Espitalier. Pas sûr malgré tout qu’ils aient apprécié d’être ainsi jetés en pâture. Mais hors de question de vous en divulgâcher les raisons.

            Ici le tourisme est tout autant le cadre de l’intrigue romanesque qu’une critique documentée, argumentée, de sa pratique. Bien sûr, les stéréotypes y sont nombreux, comme dans Lanzarote, récit de voyage atypique : « Les Allemands vont partout où il y a du soleil, les Italiens partout où il y a de belles fesses, l’Anglais se rend dans un lieu de vacances uniquement parce qu’il est certain d’y rencontrer d’autres anglais. » Quant aux Français, comment dire… ? « Être vain, il est également impatient et frivole ». Pire, il est « inventeur du tristement célèbre Guide du Routard ». Le Guide du routard, ennemi intime du narrateur : « Des connards humanitaires protestants, voilà ce qu’ils étaient » (2).

            Houellebecq est sans conteste « l’écrivain qui satirisa le plus radicalement le tourisme » (4).

            Étrange par ailleurs cette fascination qu’a Houellebecq pour les guides touristiques. Jed Martin, personnage principal de La carte et le territoire, a connu la consécration artistique en exposant son travail photographique à partir de cartes routières Michelin. Le titre de l’exposition ? « La carte est plus intéressante que le territoire » ! Ce qui pose la question de l’altérité et du rapport à l’autre. Nous y reviendrons.

            Non seulement Houellebecq s’ingénie à dévoiler les arcanes de l’industrie touristique mais celle-ci est systématiquement théorisée. Prenons l’exemple de l’agence de voyages : « Placez-vous un instant, cher lecteur, dans la position du tourisme. Vous devez vous mettre à l’écoute des propositions que peut vous faire le (ou le plus souvent la) professionnelle assise en face de vous […] Elle se fait une idée au moins approximative de la clientèle type, des sports pratiqués, des possibilités de rencontres ; c’est en grande partie d’elle que dépend votre bonheur – ou, du moins, les conditions de possibilité de votre bonheur – pendant ces quelques semaines » (2).

Je me baignais longtemps, sous le soleil comme sous la lumière des étoiles, et je ne ressentais rien d’autre qu’une légère sensation obscure et nutritive. Le bonheur n’était pas un horizon possible.
Michel Houellebecq
La possibilité d’une île (2005)

Nous habitons l’absence

Houellebecq, c’est en somme l’antithèse de l’écrivain-voyageur. Dans sa perception du voyage, nulle place laissée à l’émotion. Il n’est en fait question que d’assouvissement des désirs. Et si échange il y a, il est obligatoirement marchand. Les choses semblent claires et le jugement entendu. Le tourisme idéal, basé sur la curiosité et la relation humaine, se serait fondu dans les réalités de l’économie de marché. L’émergence du tourisme postmoderne équivaudrait donc à celle d’un individu marqué par le vide, d’où une certaine forme de standardisation de l’humain.

            On a beaucoup reproché à Michel Houellebecq sa justification du tourisme sexuel. Serait-il l’apologiste de l’esclavage et du consumérisme sexuels ? Interrogation légitime du point de vue moral et éthique. Mais ce parti-pris littéraire n’est-il pas plutôt l’illustration de ce que le libéralisme touche désormais tous les pans de notre intimité, en premier lieu la vie sexuelle et amoureuse de chacun d’entre-nous ? Libre échange, loi de l’offre et de la demande. « D’un côté, tu as plusieurs centaines d’occidentaux qui ont tout ce qu’ils veulent, sauf qu’ils n’arrivent plus à trouver de satisfaction sexuelle […] De l’autre côté, tu as plusieurs milliards d’individus qui n’ont rien, qui crèvent de faim et qui n’ont plus rien à vendre que leur corps ».

            Et puis il y a les effets induits de cette pratique touristique dont les ravages seraient également d’ordres urbanistiques et sociologiques : « L’industrie touristique a plus que tout autre contribué à remodeler le visage de la France (3). Cette France des parkings, des centres commerciaux et des chambres d’hôtes, ce pays désindustrialisé et muséifié, il l’abhorre et l’honore tout à la fois : « J’ai alors pris conscience de l’incroyable et burlesque diversité qu’avait atteinte, au cours de ces dernières années, l’offre touristique de notre pays ».

            Et pour autant, « La France est un pays sinistre, entièrement sinistre et administratif » (3).

Moments de fin de journée,
Après le soleil et la plage.
La déception s’est incarnée ;
Je ressens à nouveau mon âge.
Michel Houellebecq
Vacances, extrait de La poursuite du bonheur (1991)

L’imaginaire touristique

Qualifié de « gourou méconnu de Houellebecq » (l’Express du 5 juin 2012), Rachid Amirou, disparu en 2011, fut un proche de l’écrivain. Il est l’auteur de « L’imaginaire touristique », paru en 1995. Non seulement cet ouvrage est désormais considéré comme un classique mais il fait aussi figure de pionnier ; la sociologie jusqu’alors ne considérait pas le tourisme comme un champ d’investigation digne de ce nom. À noter que Houellebecq est par ailleurs un grand admirateur d’Auguste Comte, sociologue fondateur du positivisme (doctrine qui se réclame de la seule connaissance des faits, de l’expérience scientifique).

            Houellebecq, qui a préfacé la réédition de cet ouvrage en 2012 et l’a cité au début du chapitre V de Plateforme, a indéniablement été inspiré par Rachid Amirou. Un exemple ? Prenons cette considération : « Un des premiers effets du voyage, ajouta-t-il, consiste à renforcer ou à créer les préjugés raciaux ; car comment imaginerait-on les autres sans les connaître ? » (3).

            À quoi fait-elle référence ?

            Rachid Amirou défendait la thèse selon laquelle le tourisme postmoderne aurait comme principal effet de consacrer le règne de l’authenticité. Cette mise en valeur de l’ancien et du pur, argument déployé par nombre de tours-opérateurs qui renvoie à l’imaginaire du tourisme de masse, ne serait pas sans effets pervers : « Le tourisme de développement durable peut être un frein durable au développement des populations, comme si elles étaient assignées à résidence identitaire car, dans notre imaginaire, elles sont censées ne pas changer ».

            Cette « fabrique de l’ancien » consacrerait le triomphe de l’image. Hier carte postale, aujourd’hui réseaux sociaux, cette culture de l’image se substituerait désormais à l’expérience de la réalité. En somme elle serait là « pour rendre le monde lisse, sécurisant, accueillant et facile à comprendre ».

            Par conséquent pour Houellebecq, « On pouvait difficilement voir dans le développement du tourisme mondial l’équivalent d’une cause noble » (3).

Extension du domaine de l’étude

Immoral, amoral, cynique Michel Houellebecq ? Il ne m’appartient pas d’en décider. N’empêche qu’il fait indéniablement preuve d’une appétence pour la filière touristique et cela transparaît, ouvertement ou plus finement, d’œuvre en œuvre. Quel romancier contemporain d’envergure oserait un : « Le métier de l’hôtellerie d’affaires est un métier très sûr, qui garantit des revenus élevés et réguliers. Mais il n’est pas, comment dire ? pas tellement fun. On parle rarement de ses déplacements d’affaires, on n’a pas de plaisir à les raconter » (2) au cœur de sa fiction ? Et qui, sinon lui, proposerait cette définition ultime de l’activité touristique ? « Le but des entreprises de tourisme consiste à rendre les gens heureux, moyennant un certain tarif, pendant une certaine période » (3).

            En tout état de cause et pour conclure, reconnaissons à Michel Houellebecq qu’il a su reconnaître le véritable sens, en dehors de toute considération économique, de notre activité :« Je crois que les professionnels du tourisme sont parmi les gens qui en savent le plus sur ce qui peut rendre les gens heureux ou pas » (5).

Un temps mort. Un trou blanc dans la vie qui s’installe.
Des rayons de soleil pivotent sur les dalles.
Le soleil dort : l’après-midi est invariable.
Des reflets métalliques se croisent sur le sable.
Michel Houellebecq
Vacances, extrait de La poursuite du bonheur (1991)

Dans la même série : lire les autres articles de cette revue littéraire.

Références

  • (1) La possibilité d’une île (2005)
  • (2) Lanzarote (2000)
  • (3) Plateforme (2011)
  • (4) En Patagonie avec Michel Houellebecq (2011)
  • (5) Interview pour Les Inrockuptibles
  • (6)Vacances, extrait de La poursuite du bonheur (1991)

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Vincent Garnier est actuellement Directeur général de Clermont Auvergne Tourisme après une expérience de près de trente ans dans le domaine du tourisme institutionnel. Passionné de littérature et de voyage, il est notamment le fondateur des « Cafés littéraires de Montélimar » ; il a également assuré pendant de nombreuses années l’animation de rencontres littéraires : Les Correspondances de Manosque, le Festival de la biographie de Nîmes…
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