Désordre de grandeur de l’impact carbone

Publié le 28 novembre 2022
8 min

Le titre n’est pas de moi mais il résume bien l’atmosphère du moment. Je me suis donc permis de l’emprunter à « Vert » le média, dont on reparlera un peu plus loin dans cet article. Si vous vous connectez régulièrement à Linkedin, vous avez probablement vu passer cette infographie catastrophique. Comme on dit dans ce genre de cas, y a rien qui va. En gros, le message est suivant : arrêtez d’envoyer des emails futiles, nous avons une planète à sauver. Récemment j’ai aussi manqué de m’étouffer en écoutant un conférencier, dont la présentation était fort intéressante au demeurant, s’offusquer que quelques uns de ses amis ne souhaitent plus prendre l’avion mais ne se posent aucune question sur l’impact carbone de leurs usages numériques. Dans les deux cas, le propos est sincère mais très maladroit. 

Ces réflexions, qui sont actuellement légions, tirent leur origine de deux chiffres :  le numérique représente 4% à 5% de l’empreinte carbone mondiale. Et lorsqu’on compare cette part à celle des émissions de CO2 de l’aviation civile, qui oscillent entre 2 et 3 % selon les sources, cela favorise ce type de raisonnement : le numérique pollue plus que l’avion donc regarder des vidéos en streaming est plus impactant que de s’envoler jusqu’à l’autre bout de la planète. 

Oui mais non. 

Paix – Accumulation de cartes mères. Un oeuvre de ©Dadave. https://www.dadave.fr/couleurs

Streaming VS avion, 1ere battle 

Comme je vous sens chauds sur le sujet on part sur une première battle entre le streaming vidéo et l’avion. Sachant qu’en moyenne les français consomment 3,5 heures de streaming par jour, cela représente sur une année un total de 1277 heures de visionnage par internaute français. Pas mal. Cette année de Netflix et consorts  aura émis environ 80kg CO2eq par internaute français. A budget carbone équivalent en avion, notre internaute français rejoindra péniblement Nantes au départ de Paris. Il devra même sauter de l’avion à une quarantaine de kilomètres de l’aéroport Nantes Atlantique pour respecter ce budget de 80kg CO2eq. Je vous épargne le bilan carbone de son parachute pour ne pas complexifier la comparaison.  

Poussons le raisonnement un peu plus loin, on parle ici d’un unique presque aller Paris-Nantes en avion pour une personne (et non l’ensemble des passagers) versus une année complète de streaming d’un français, qui sera partiellement partagé avec des amis ou de la famille.  

Comparaison réalisée avec l’outil https://impactco2.fr/

Bien sûr qu’il est essentiel de se questionner sur nos usages numériques, mais les mettre ainsi au même plan qu’un déplacement en avion est absurde : « Les enfants ! Pas de Pat patrouille ce matin, il faut compenser notre prochain voyage aux Maldives »  

Même s’il nous parait très accessible, l’avion est un mode de déplacement utilisé par seulement 11% de la population mondiale (et la moitié de ses émissions est la conséquence d’1% de la population mondiale). Alors que le numérique lui, est utilisé par 63% de la population de la planète. 

Enfin, l’impact carbone du numérique intègre aussi une part provenant de l’aviation. Comme le rappelle souvent Frédérick Bordage, en 1969 la Nasa envoyait Apollo 11 sur la lune avec à bord un ordinateur d’une capacité de 70 Ko. Le poids d’un simple mail aujourd’hui. Sauf qu’aujourd’hui sans numérique, aucun avion ne décolle. 

Omniprésence du numérique 

Ils sont partout, ils sont sur les réseaux sociaux. Je parle bien évidement des octets et par conséquence de leurs émissions de CO2. Le numérique pollue, et pas qu’un peu. Essayons de nous intéresser, à nouveau, à l’origine de ces émissions. 

L’ARCEP a publié une étude particulièrement fournie sur les externalités négatives du numérique. Il est intéressant de noter que les impacts du numérique sont bien plus larges que le sujet du CO2. En effet, l’étude porte sur 12 indicateurs environnementaux : épuisement des ressources abiotiques – (fossiles, minérales & métaux), acidification, écotoxicité, empreinte carbone, radiations ionisantes, émissions de particules fines, création d’ozone, matières premières, production de déchets, consommation d’énergie primaire, consommation d’énergie finale.  

Lorsqu’on parle d’émission de CO2 du numérique, il est important d’avoir à l’esprit que 80% des émissions sont la conséquence de la fabrication des supports et des infrastructures : écrans, ordinateurs, smartphones, objets connectés, data-centers, … 

Contre un peu moins de 20% pour l’utilisation du numérique. Il est donc aberrant de considérer qu’éviter d’envoyer un email de « bon week-end » à un collègue peut changer les choses. 

Pour réduire son empreinte carbone numérique, les gestes les plus utiles sont l’allongement de la durée de vie des nos équipements (réparation des équipements et favoriser la seconde main) ou encore d’éviter de tomber dans la folie, pour ne pas dire le ridicule, des objets connectés. 

2eme battle 100% numérique  

Ok, voici le moment de la deuxième battle. Intéressons nous plus spécifiquement à cette fameuse pollution numérique. Toujours à l’aide de l’outil impactco2.fr, regardons à présent les ordres de grandeurs de nos usages numériques. 

Prenons pour référence une personne qui envoie 70 emails par semaine, fait 25 heures de streaming et 10 heures de visioconférence, voici la répartition de l’impact carbone de ses usages : 

Sachant que pour la fabrication, cet impact sera à lisser sur le temps d’utilisation total du smartphone ou de l’ordinateur portable par exemple. Précisons aussi que les chiffres qui apparaissent ici sur les usages (mails ou streaming) concernent uniquement l’utilisation et pas la fabrication (d’où la différence de résultat pour le streaming avec notre exemple précédent, que vous autres lecteurs attentifs et férus de produits en croix aviez bien évidement remarqués).   

Concrètement pour les ODG, ça veut dire quoi ? 

Previously on etourisme.info, nous avions déjà relevé ici ou là cette question des ordres de grandeur du numérique et de leur application pour les OGD.  Plutôt que de réécrire ce qui déjà été très bien dit, je préfère vous glisser une citation de cet article de Cédric :

Si on prend une destination fictive, disons « d’envergure internationale moyenne » […] et qu’on transpose l’étude Ademe, on arrive à une pollution touristique de l’ordre de 500 000 tonnes CO2eq. […] Pour cette même destination fictive, on peut estimer que sa promotion numérique permet de toucher 2 millions de personnes sur le web et plus de 10 millions sur les réseaux, ce qui représenterait quelque chose comme 20-30 t CO2eq selon le niveau d’optimisation. Si on y ajoute une estimation de la pollution numérique des touristes de l’ordre de 5-10 t CO2eq et autant pour la pollution numérique des sociopros, on arrive péniblement à 50 t CO2eq. Alors oui, c’est beaucoup, et encore une fois, chaque tonne compte… Mais, factuellement, la pollution numérique de cette destination représenterait alors à peine 0,01% de la pollution touristique de cette destination.
Cédric Charby
Sobre & Utile, le numérique prépare sa révolution touristique

Donc, tout faire pour réduire l’impact carbone de son site web et conserver comme objectif principal de faire venir (en avion) un volume important de clientèle internationale est tout bonnement incohérent. 

La tendance de l’éco-conception web 

Pour montrer son implication environnementale dans un monde où le numérique est omniprésent, les entreprises et organisations misent sur le verdissement de leur site web. Repenser son site dans une démarche d’éco-conception peut être une belle idée sauf si le but est uniquement que ça se voit. Je vous invite à lire ce post de Léo Poiroux qui montre bien comment certains mettent plus d’énergie à faire savoir plutôt qu’à faire. Greenwashing, quand tu nous tiens. 

Sur ce sujet, je vous invite aussi à lire cet excellent thread qui explique pourquoi l’éco-conception risque de devenir du maxi bullshit marketing si on ne se pose pas les bonnes questions :  https://twitter.com/dje_renard/status/1595363518592811008

Le numérique responsable n’est pas qu’une question d’émissions de CO2 et d’autres piliers comme l’accessibilité numérique ou le respect de la vie privée des utilisateurs, pourtant essentiels, sont encore déconsidérés. Enfin si l’éco-conception web s’intègre dans une démarche de communication responsable, alors le contenu est tout aussi important que le contenant. Quid de la pertinence d’un contenu qui valorise les balades en hélicoptère sur un site de destination éco-conçu ?   

Finalement, tout est une question de balance 

Chacune de nos actions émet du CO2, il est donc essentiel de comprendre les ordres de grandeurs mais aussi de se questionner sur l’utilité sociale de chaque émission. C’est précisément ce qu’explique François Gemenne dans cet extrait.

Puisque ce sujet des ordres de grandeur est aussi complexe qu’essentiel, je vous invite à soutenir cette excellente initiative de « Vert » le média qui lance une série de posters pédagogiques sur le sujet. « L’idée : un nouveau poster tous les deux mois, qui montrerait les données-clefs et les bons ordres de grandeur sur les gaz à effet de serre, l’énergie, les transports, le numérique, l’agriculture, la biodiversité, etc. » 

Dans nos métiers il s’agit surtout de trouver un équilibre entre des besoins concrets de terrain (d’ordre touristique), des solutions numériques (utiles !) et leurs externalités négatives qu’il conviendra de limiter

Cet équilibre est incompatible avec les classements qui flattent les égos et n’apportent absolument rien de concret aux problématiques de terrain. Et ce qu’on voit poindre de ce type sur le sujet du numérique responsable risque de s’avérer contre-productif. Imaginez un site qui propose du jet ski et des vols en hélicoptère sur le podium des sites web éco-conçus de destination. Non, je blague. Mais imaginez quand même.  

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Pour aller plus loin sur le sujet : 

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Sébastien est cofondateur du projet KAIRN , société a mission qui fait le lien entre numérique responsable et tourisme responsable. Il est aussi directeur de my destination, agence de communication numérique et engagée. Leur crédo : placer les réseaux sociaux au service des stratégies touristiques.
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