C’est un roman de Houellebecq, c’est un recueil de nouvelles de Michel Lévy (pas Marc, hein), mais c’est avant tout une expression formulée par le scientifique et philosophe américano-polonais Alfred Korzybski (1879-1950) : « La carte n’est pas le territoire ». Face aux bouleversements profonds et à la violence du monde occidental de la première partie du XXème siècle, Korzybski entreprend d’étudier le fonctionnement humain dans son environnement, du point de vue du système nerveux qui perçoit, interprète et modifie (nécessairement) cet environnement. Son projet : établir une méthode qui permettrait aux personnes de mieux communiquer, mieux se comprendre en agissant conformément aux faits et non à nos représentations, par essence biaisées et donc « erronées ».
En somme, une approche rationnelle face à nos plasticités humaines, une tentative de rationalisation de nos comportements pour une pacification du monde.
Pour mieux comprendre ce qui est à l’œuvre, Albert Moukheiber est docteur en neurosciences, nous dit – à la suite des travaux de Korzybski – 1 :
« Il existe 4 phases d’interactions avec le monde :
• Notre perception : comment on reconstruit le monde [notre cerveau agissant comme un filtre entre nos sens et notre appréhension du monde – nda]
• Notre interprétation : qu’est-ce qu’on se dit une fois qu’on a perçu le monde
• Notre communication : comment le transmettre
• Notre environnement : le contexte conditionne beaucoup nos réactions. »
TOUT CE QU’UNE CARTE NOUS DIT D’UN TERRITOIRE
Et si on en parle aujourd’hui, c’est parce que la carte est précisément une forme de récit, qui traduit notre rapport au monde.
C’est une représentation qui réside bien dans le fait de relater un fait, un état, une situation.
Par nature, la carte est subjective, d’abord parce qu’elle est sélective. Des personnes déterminent les points qu’elles jugent intéressants de faire saillir (des routes, des reliefs, des cours d’eaux, des attraits touristiques), elles effectuent un choix, en mettant en avant certains aspects, en en occultant d’autres.
Cela ne signifie pas que la carte n’est pas fiable, cela veut simplement dire qu’y a été fait le choix d’un certain récit qui rapporte une sélection de faits, sélection porteuse par nature de biais. Ainsi, si j’utilise une carte IGN pour me déplacer dans l’espace, j’emprunterais des routes différentes selon l’échelle de la carte que j’aurais choisie : l’une me montrera les grands axes, quand une autre, à une échelle bien plus grande, me permettra d’utiliser des routes plus secondaires (aka les chemins qui sentent bon la noisette où mon petit van peine – avec joie – à monter les côtes). Les deux cartes sont exactes, elles relatent pourtant deux représentations d’un même monde.
En quoi ça nous intéresse dans les OGD ?
Si l’on considère que la destination est porteuse d’un récit, alors le type de carte qu’elle va concevoir pour faire découvrir son territoire en sera la traduction. L’exercice de la carte touristique est un genre à part entière, qui peut (doit ?) se renouveler pour traduire le récit imaginé par la destination. Mettons ce projet en images pour rendre un peu plus concret le propos.
quelques inspirations
Une carte sensible sous forme de portrait botanique
Ici l’orientation perturbe, donne une toute autre lecture de la relation entre les deux fleuves, place l’embouchure comme une racine, un commencement. Le traitement visuel des affluents créé un trouble, rappelant les nervures d’une feuille, elles aussi porteuses de vie.

Une carte qui utilise le biais de cadrage2 pour suggérer d’autres possibles
Où repérer les zones à forte densité peut inviter à orienter différemment son choix de séjour. L’effet de cadrage est très utilisé dans le « nudge marketing », qui se donne pour objectif d’influer fortement mais « subtilement » sur le choix des clients ; ce qui n’est pas ici l’intention du géographe, mais qui peut inspirer nos pratiques en matière de tourisme et de tentatives de répartition des flux.

Une carte qui mélange les codes et véhicule une image pop
Loin de nous la certes mythique mais un peu datée carte des appellations viticoles du CIVB ! Ici cette carte a un double effet, celui de marquer les esprits par un décalage assumé et une certaine modernité dans l’approche, ainsi que celui de favoriser la mémorisation par l’emploi d’un style simple qui utilise des codes connus de beaucoup, celui du métro parisien.

Une vision sensible et incarnée d’un territoire
Les cartes sensibles ont été évoquées dans un précédent article (oui c’est une petite lubie actuelle), elles rassemblent ce qui se fait de mieux en matière de démarche collaborative, notamment en lien avec les habitants, associés à la conception-même de l’objet final, ici traité graphiquement et cartographié par un artiste paysagiste.

A ce titre, je ne saurais que trop vous recommander de découvrir les travaux du Bureau des guides et de la Folie Kilomètre, deux collectifs marseillais (coïncidence ? je ne crois pas) qui croisent pratiques artistiques pluridisciplinaires et appréhension du territoire – vous ne remercierez pas d’avoir passé un max de temps sur leurs sites au lieu de traiter vos mails (mais Chat GPT fera très bien ça pour vous ! – non).
Par ailleurs, la carte est un sujet infini qui a été traité ici notamment par Sophie Moreau dans son bel article « Le charme insoupçonné des cartes ».
1 Conférence “L’importance du doute de soi » en 2019 (à Marseille, comme par hasard) – le compte-rendu n’est pas disponible en ligne mais je ne manquerais pas de vous l’envoyer par mail si vous le souhaitez.
2 https://biais-cognitif.com/biais/biais-de-cadrage/