Le numérique a bouleversé le tourisme, au tour maintenant du management des organisations

Publié le 15 septembre 2016
8 min
By Flying Puffin (Mammut  Uploaded by FunkMonk) [CC BY-SA 2.0 (http://creativecommons.org/licenses/by-sa/2.0)], via Wikimedia Commons

By Flying Puffin (Mammut Uploaded by FunkMonk) [CC BY-SA 2.0 (http://creativecommons.org/licenses/by-sa/2.0)], via Wikimedia Commons

Oui, on ne cesse de le dire ici, la révolution numérique a transformé le tourisme dans tous les domaines : production, marketing, vente, consommation, relation-client,… Elle propose ou impose aussi un nouveau contexte pour le management de nos organisations qu’il est impératif d’appréhender avec lucidité et de prendre en compte avec clairvoyance :

  • un accès à l’information démultiplié et “horizontalisé” ;
  • l’exposition des vies et des avis personnels des clients et partenaires ;
  • l’adoption d’outils collaboratifs favorisant le mode projet
  • la communication “communautaire” ;
  • etc.

… d’ailleurs le glissement sémantique de numérique à digital marque peut-être aussi d’une certaine manière l’humanisation des technologies de l’information… On ne parle plus de code informatique mais de nos doigts, on ne désigne plus l’outil mais l’usage.

De nouveaux modèles éclosent ou du moins se développent comme l’entreprise libérée et la méthode Agile par exemple. Mais, comme souvent lors d’évolutions majeures ou d’émergences de nouvelles solutions dans un domaine, cela ne va pas sans son lot d’incompréhensions, de raccourcis hasardeux, voire de contresens. Il y a 15 ou 20 ans, lors de l’apparition du concept de tourisme durable, les interprétations plus ou moins farfelues ont fait florès. Par exemple certains “experts”, sans doute victime de quelque court-circuit neuronal, vous expliquaient doctement qu’il s’agissait simplement d’un tourisme “patrimonial” puisque le patrimoine est fait pour durer, c’est bien connu !
De la même manière, on constate aujourd’hui, au nom de cette nouvelle approche plus humaine de l’organisation, l’émergence d’une doxa pas très au clair avec les concepts et qui peut inquiéter. Récemment j’ai pu lire que ne pas être d’accord avec une décision, c’est manquer d’empathie, voire de respect envers l’organisation, et que cela était “inadmissible”. On voit bien les dérives potentielles (voire déjà en cours…) : l’unanimité remplace le consensus, la fâcherie la controverse ou encore la méchanceté l’esprit critique…
Cela rejoint l’impression qu’un management plus “horizontal” induirait une ambiance “bisounours” où tout le monde il est beau et gentil… et surtout d’accord ! 
Lors des Francophonies du etourisme au Québec en juin, nous étions 25 à nous “astiner” (vieux terme français utilisé avec bonheur au Québec et qui veut dire échanger des arguments contradictoires) pour dégager quelques lignes de forces sur le concept de destination intelligente… et ce fut un réel bonheur car nous avons tous grandi et appris grâce à ces confrontations d’idées parfois vives.
On sent bien qu’un mouvement majeur s’est enclenché dans le domaine du management. Cela pose de nombreuses questions pour en être un acteur et ne pas le subir, et pour éviter le déni qui mènerait à une forme de “kodakisation” (ne pas oser brûler son bateau comme le dit Manuel Diaz) de nos organisations.

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Falco BAUDON Accompagnateur au changement Cocréateur de Grains de Sel Cie
« J’ai assumé pendant dix-sept ans la direction de structures touristiques. J’accompagne désormais les organisations dans leur processus de changement (organisationnel, processus, produits, …etc.) au sein du duo Grains de Sel Cie. »

Séverine TEULIÈRES, Ancienne directrice d'office de tourisme "J'accompagne maintenant les managers dans leur recherche de solutions managériales et organisationnelles."

Séverine TEULIÈRES, Ancienne directrice d’office de tourisme

« J’accompagne maintenant les managers dans leur recherche de solutions managériales et organisationnelles. »

C’est pourquoi j’ai souhaité dialoguer avec des spécialistes comme Séverine Teulières et Falco Baudon pour poser quelques définitions, évacuer quelques idées reçues et montrer ce que peuvent proposer ces nouveaux modèles de management.

Bonjour Séverine et Falco, et merci d’accepter de nous éclairer.
Comment aborder ces changements dans notre management, ce qu’ils induisent comme transformations et surtout comment en profiter pour améliorer la performance collective ?

Séverine Teulières : C’est quand tout change et que les lignes bougent qu’on se pose toutes ces questions.

Falco Baudon : Les institutions du tourisme traversent une crise de mutation touchant leurs fondements mêmes : quelle est leur raison d’être ? A quoi servent-elles dans un monde éminemment plus libre, changeant et donc complexe ? Comment trouver sa voie quand les changements sont imposés de l’extérieur ?

La tentation d’une réponse unique, rapide, décrétée par le haut à ces questions est forte pour combler un vide source de tensions internes et externes. Cette forme de réponse est malheureusement synonyme de non, voire de faux changements.

Repenser son rôle, saisir les opportunités offertes par ce monde en construction et ouvrir des perspectives joyeuses de partage et d’échanges : voilà quelques défis lancés aux leaders.

Quel est alors le rôle du leader ?

Séverine Teulières : La transformation ne se décrète pas elle vient de soi. On ne peut pas forcer quelqu’un à changer. C’est une modification des bénéfices compensatoires (constituent les contrepartie à des situations peu ou pas agréables) qui très souvent entraîne le changement. Et la transformation d’une organisation commence toujours par une transformation de la posture du leader.
Le leader doit repenser son rôle, comme tu l’as dit en introduction, la relation et l’accès à l’information n’est plus la source du leadership. Le leader d’aujourd’hui est celui qui est là pour permettre aux membres de son équipe de déployer leurs compétences et leurs expertises au service de la mission. Il anime plus qu’il ne dirige.

La réticence et la résistance au changement

Schéma "Le diagramme des ressentis" tiré de l'article Conduire et accompagner les changements du blog de ADEIOS

Schéma « Le diagramme des ressentis » tiré de l’article Conduire et accompagner les changements du blog de ADEIOS

 

Pensez-vous que c’est la raison pour laquelle la notion d’entreprise libérée est à la mode, parce qu’il faut laisser plus de liberté aux équipes ?

Séverine Teulières : Un principe fondamental doit s’imposer aux leaders : celui qui sait, c’est celui qui fait ! La première difficulté pour le leader est de résister à la tentation de donner la réponse à la place des collaborateurs.
Si on entend beaucoup parler de l’entreprise libérée depuis 2 ans, elle n’est ni une nouveauté ni une lame de fond. Elle existe c’est sûr, avec une trentaine d’entreprise qui fonctionnent dans cette philosophie, recensées par la communauté de l’entreprise libérée.

Falco Baudon : Si les principes sont évidents (voir la vidéo ci-dessus) la mise en pratique est longue en l’absence de modèle type. C’est à chaque organisation de trouver son fonctionnement, à son rythme, en conscience, dans le respect de ces principes. Une “libération” c’est une modification du fonctionnement de l’entreprise allant vers l’autonomie des équipes. Mais ce n’est pas l’anarchie, chacun est responsable des choix qui sont faits. Ces choix sont faits en fonction d’une vision cohérente et partagée du rôle de son organisation.

Séverine Teulières : Comme dit Edouard Frignet de chez W Gore “chaque équipe doit réfléchir à l’impact de sa décision sur l’entreprise, s’il y a un risque ce trou sera-t-il au-dessus ou en dessous de la ligne de flottaison du bateau entreprise. Si le trou est sous la ligne de flottaison alors on ne valide pas la décision”. J’aime beaucoup cette image parce qu’elle démontre bien que dans l’entreprise tout le monde est dans le même bateau. Il faut ramer ensemble et ne pas faire des trous dans la coque.
Une libération ne se décrète pas, elle prend du temps, en moyenne 2 à 3 ans ; parce qu’elle bouge toutes les lignes et toutes les représentations que chacun se fait de son rôle dans l’entreprise ; et parce qu’elle se conçoit par étape.
Bien entendu l’entreprise libérée n’est pas la seule solution possible aux changements que subissent les institutionnels du tourisme. C’est une voie possible mais il y en a d’autres.
Attention au phénomène de mode.

Falco Baudon : Le problème de la mode c’est que ça fait perdre du sens et que ça enferme plus que ça ne permet d’être AGILE

Justement on entend beaucoup parler de méthode AGILE chez nos fournisseurs c’est quoi en fait ?

Séverine Teulières : L’agilité est une manière de manager l’entreprise et les projets. Elle permet de développer plus d’appétence des salariés parce qu’ils ont une vision complète du projet et des missions de chacun et qu’ils savent quotidiennement où en est le projet et ce qu’il reste à faire.
Par contre il ne faut pas se leurrer une organisation agile ne garantit pas d’être innovant. Elle permet de réduire le champ du management pur pour développer le champ de l’expertise.

Mais alors qu’est ce qui peut garantir l’innovation ?

Séverine Teulières : L’innovation est un mot valise souvent mal compris ou mal interprété. On innove pas juste pour être à la mode ; de la même manière qu’on n’exige pas l’innovation au risque de créer l’angoisse de la page blanche.
Ce concept attire en ce qu’il porte une espérance d’un autre avenir, d’une autre situation plus heureuse, plus épanouissante et enrichissante. Dans sa définition la plus simple, l’innovation peut s’entendre soit comme une amélioration continue, soit comme une rupture avec la situation en place. Or, aujourd’hui, le défi lancé aux institutions du tourisme est justement de repenser complètement leur modèle d’affaires en rupture avec le passé.

Falco Baudon : Pour réussir une innovation de rupture, il faut créer un espace propice à imaginer le futur, à la fois en rupture avec le quotidien, le rôle assigné, les modes de fonctionnement, les codes, les expertises classiques et ouvert sur d’autres compétences, savoir-faire et pratiques.
Il faut faire coexister le quotidien, source de revenus indispensables pour financer l’innovation, et cette espace de création (start-up, incubateur, … etc), grand consommateur de ressources et à l’avenir incertain.
Pas facile pour des institutions d’être dans l’audace, la prise de risque, le temps long et la valorisation de l’échec.

Et voici quelques livres inspirants sur ce sujet :

  • Le pouvoir des gentils Franck Martin
  • Liberté & Cie Isaac Getz et Brian M. Carney
  • Immunothérapie du changement, R. Kegan et L. Laskow Lahey
  • Relever le défi de l’innovation de rupture, Philippe Silberzahn

Un grand merci à vous deux pour ces réponses claires et précises.

Dans un précédent billet, j’affirmais que le modèle de l’office de tourisme de papa-maman a vécu. Le changement est heureusement déjà en marche pour de nombreux offices.
Cet éclairage managérial prend encore plus de relief pour nous inciter à construire le futur avec une vision « libérée », c’est à dire sans un modèle calibré et constant qui ne correspondrait jamais à aucun territoire, compte tenu de la diversité des contextes locaux, des identités et des valeurs culturelles, des ressources et des énergies humaines. Le défi est rude mais exaltant !

Et cette vision « libérée » devrait nous conduire vers une autre réflexion sur l’organisation institutionnelle du tourisme. Le schéma OT-CDT-CRT-Atout France peut-il perdurer ? Doit-il être repensé ? On en reparle bientôt…

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Paul FABING était directeur de la Mission Attractivité chez Alsace Destination Tourisme.  Architecte de formation, ancien consultant tourisme, chef du service Tourisme de la Région Alsace, directeur de RésOT-Alsace (Réseau des offices de tourisme), directeur du pôle Qualité de l'accueil à l'Agence d'Attractivité de l'Alsace (AAA), il occupe cette fonction depuis 2020. Entre autres missions, la Mission Attractivité gère et anime le système d’information touristique alsacien qui consolide l’ensemble des [...]
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