J’ai rêvé d’un autre tourisme

Publié le 19 octobre 2018
8 min

J’avais envie de vous parler de la Disparition, le roman de l’absence de la lettre E écrit par Georges Perec. Ce roman policier d’un genre étonnant est d’une construction brillante chargée de codes (exemple : le chapitre 5 n’y existe pas, la lettre E étant la cinquième de l’alphabet). La Disparition en point de mire de l’Office de Tourisme, dont le nombre de structures a été divisé par 2 en moins de 10 ans. La Disparition d’intérêt d’un certain nombre de professionnels par endroits, alors qu’ailleurs ils sont très arrimés à leur OT. La Disparition de moyens publics et partenariaux pour l’organisation et l’animation touristiques territoriales. 

Pourtant, d’autres formes de tourisme sont toujours possibles à l’échelle des destinations. Il suffit d’accepter de s’étonner soi-même et de ne pas vouloir emprunter toujours les mêmes règles de construction de schémas de développement et de positionnement. Deux exemples pour commencer.

Eigg en Ecosse

La communauté de l’île Eigg est vraiment intéressante. Ses habitants (une centaine aujourd’hui), ont acheté cette îe écossaise en 1997 et ont engagé depuis un travail communautaire conduisant à une autonomie totale en production énergétique. Le vent, le soleil et l’hydro-électricité fournissent l’énergie pour tous. Et quand on a temporairement épuisé les ressources, on attend des jours meilleurs. Le positionnement singulier de cette île des Hybrides en Ecosse est volontaire, remarquable et garantit une nouvelle forme de tourisme. L’île attire des touristes qui ressemblent à ses habitants : patients, respectueux, engagés, modestes dans leur comportement. Ici, la Disparition porte sur les attributs habituels du tourisme. L’expérience de vie, qui transforme la vie pour la rendre harmonieuse avec notre planète, est une création née d’une disparition d’oripeaux touristiques.

Naoshima au Japon

Cette île est mondialement célèbre pour ses musées d’Art moderne, l’architecture de certains de ses bâtiments et des sculptures éparpillées sur son territoire. Ses acteurs locaux ont décidé d’un unique positionnement artistique unique. Au sein de l’île, la maison Benesse s’impose comme l’un des lieux incontournables et ce, pour plusieurs raisons :

  • son architecture est un véritable spectacle avec ses grands volumes et ses murs de béton ;
  • les œuvres qu’elle abrite y sont intéressantes et variées (les photos sont interdites, il faut donc s’y rendre pour les découvrir par soi-même) ;
  • les environs du bâtiment principal comportent de nombreuses sculptures, (comme la fameuse citrouille jaune de Yayoi Kusama, le symbole de la zone) ;
  • son offre étonnante combine un musée avec une quarantaine de chambres d’hôtel ;
  • c’est le seul musée ouvert sur place le lundi.

Ce jour-là toutefois, puisque seule Benesse conserve ses portes ouvertes, Naoshima connaît une chute de sa fréquentation touristique de 90% ! C’est donc l’occasion de profiter de l’île d’une autre manière, en axant sur ses magnifiques plages et son côté rural. Faire disparaître les arguments classiques d’une destination pour ne mettre en avant que les caractéristiques artistiques de l’île, c’est un choix radical en matière de positionnement. 

Accepter de dévier du cap

A partir de là, trois sources ont contribué à l’article de ce jour, bien peu numérique et un peu long j’en conviens :

  • un atelier en plein air animé avec mon ami et partenaire François Genin de l’agence Leon Travel & Tourism lors des ET14 à Pau autour de la connaissance partagée pour construire des stratégies marketing et de communication porteuses de sens et de résultats. Nous avons notamment développé les notions de temps long, d’immersion culturelle et de labourage (nous nous immergeons en tant que touristes dans les destinations pour lesquelles nous conduisons des missions), de capacités à accepter la dérive et le changement de cap initial pour le bénéfice du projet ;
  • un article publié mercredi 17 octobre sur l’ADN : il rappelle une évidence, pour améliorer une performance, il vaut mieux partir d’un problème à résoudre que des données internes. Le cheminement idéal consiste à observer le problème posé et dans un deuxième temps seulement à regarder comment les données accumulées permettent d’y répondre ;
  • un étourdissement au regard du nombre croissant de réunions, colloques, conférences, rencontres qui se déroulent dans l’univers du tourisme : je sais bien que le sujet touristique est inépuisable et qu’il est agréable d’être par monts et par vaux pour porter et recueillir de bonnes paroles, souvent empreintes d’un mimétisme collaboratif temporaire, mais il faut bien produire aussi et si possible par soi-même pour éviter la cote moyenne, l’adhésion partagée, qui repose le plus souvent sur le plus petit dénominateur commun et l’absence de desiderata et de souffle forts.

Tout cela me conduit à partager ici un début de réflexions sur le thème qui bruisse dans beaucoup des conversations de directeurs d’offices de tourisme rencontrés ces derniers temps : mais à quoi servons-nous encore pour les socio-professionnels ? Nos liens disparaissent.

L’interrogation ne fait pas le problème. Elle n’est pas nouvelle non plus. L’étude et le lancement de la campagne de communication et du programme de formation associé Metteur en Scène de Territoire ont déjà 10 ans. Mais ce questionnement traduit plusieurs problèmes. Je n’en pointe que deux ici majeurs :

Hébergements

1 – L’offre d’hébergements touristiques évolue dans des directions différentes :

  • d’abord les professionnels sont moins nombreux et moins indépendants (hôtellerie et camping) ;
  • puis les contraintes fortes sécuritaires sont fortes sur les prestataires d’APN (on constate la différence de traitement dans les sports d’eaux vives entre versant français et versant espagnol, au bénéfice des acteurs installés côté espagnol) ;
  • enfin, l’éclosion de l’hébergement disséminé chez l’habitant ou le loueur particulier, en ville notamment, de même que l’essor des échanges de maisons et appartements, contribue à voir le tourisme se répandre sans que l’office de tourisme ait quelque prise sur le sujet.

Moyens

2 – Les ressources budgétaires manquent :

  • moins de facilités à dompter l’instauration et la rentrée de la taxe de séjour selon ce que l’on m’en dit ;
  • moins de contributions de la part des socio-pros qui sont de plus en plus autonomes pour assurer leur visibilité et leur commercialisation mondiale.

A partir de ces Disparitions énoncées, voire constatées, on peut :

  • soit aborder le sujet par des métriques internes (le diagnostic chronophage, bourré de données, traité en interne sans regarder les sujets qui fâchent, bref l’auto-diagnostic avec la complaisance que l’on s’accorde sur son sort) avec le risque d’épuisement de la pensée critique ;
  • soit par l’exposition de toutes une série de questions, qui peuvent amener à des remises en question drastiques, mais sont seules susceptibles d’ouvrir de nouvelles voies.

La question consistant à poser des esquisses de réponses à la Disparition d’une structure, l’OT et de métiers (certains de l’OT), en oeuvrant de manière collaborative avec des socio-pros et en s’appuyant au fur et à mesure de la réflexion sur des données est aussi une réponse sérieuse (et évidemment courageuse).

Par l’effacement, par le manque, par la page blanche (et si recommençait tout à zéro ?), de nouvelles voies, de nouvelles manières de penser le tourisme territorial se dessinent. Mis en danger, les esprits deviennent tout d’un coup ingénieux.

Accepter de faire confiance à l’intuition pour ouvrir l’espace, et pas seulement à des démonstrations faussées, car s’appuyant sur des recherches et valorisations adaptées de données est une manière de faire pour accepter d’affronter la Disparition.

Envisager la navigation à l’estime, la dérive face à un cap fixé doctrinalement, refondre son regard sur le métier, sa manière de le conduire, ses bénéficiaires, est une ouverture qui paye généralement et fait gagner du temps sur un programme normatif (les grilles à remplir qui stérilise la pensée et les innovations : on est dans les clous).

Considérer que la solution est plus à chercher dans la réinvention d’une culture profonde que dans les clichés ou les tendances du moment. L’acceptation d’un changement de paradigme complet (le tourisme n’est pas si important que ça finalement, il s’autogère ; notre apport à la vie locale, à l’éducation populaire, à la transformation écologique, à la facilitation par nos conseils, notre influence en matière de mobilité l’est davantage) est une réponse intéressante. Elle peut ouvrir de nouveaux espaces.

En clair, il me semble que face à cette question forte de la Disparition d’intérêts, qui apparaît comme un problème dans beaucoup de destinations (quels services apporter à nos socio-pros ?), se cache davantage la recherche des moyens pour perdurer (la fin justifie les moyens). Remouleur, vitrier ambulant, marchand de plaisirs, écouteur acoustique d’avion avant l’invention des radars sont des métiers qui ont disparus. 

Poser frontalement la question de l’utilité

La question de l’utilité du fond des interventions de l’OT peut être reposée, redessinée, réinventée en acceptant de repartir de zéro et de tracer de nouveaux scenarii pas rarement envisageables par le prisme des données internes, du sacro saint diagnostic.

Quelles méthodes utiliser ? Elles sont nombreuses dans les revues de management, d’économie, la Harvard Business Review par exemple en fournit plein, les méthodes analogiques, de pensée latérale… Ces méthodes n’ont pas disparues du web !

Personnellement j’aime bien celle de la page noire : moins angoissante que la page blanche, moins grande a priori, elle nous conduit dans l’infini et nous oblige à apposer des fenêtres de couleurs qui sont par discussions forcenées, y compris dérangeantes, à même de ressortir mieux dans le vide interstellaire de la page noire. A condition d’accepter qu’au final il ne reste que 2 ou 3 scenarii en duel sur la page noire. Les disparitions sont programmées pour n’ouvrir que sur une victoire.

Et pour conclure, on passe ces scenarii à la moulinette des incidences qui fait autant appel aux données formelles (preuves), qu’aux convictions reposant souvent sur les expériences. Le mix des deux, arguments tangibles et convictions, adossé à une acceptation de la divagation comme méthode d’acceptation de la Disparition, conduit souvent à débarquer sur des rivages inattendus et porteurs de nouveaux espoirs. On n’est pas obligé d’errer 10 ans, comme Ulysse en Méditerranée, mais on n’est pas non plus contraint de fermer les yeux, le coeur et l’âme aux chemins noirs peu fréquentés et pourtant porteurs de nouveaux ressorts.

Soyez libres de vos pensées en matière de services aux socio-pros, autorisez-vous le droit d’être inventifs, ne résonnez pas juste pour les marchés, cibles, segments. Le marketing, c’est avant tout de l’invention. Les vérités qui durent ne sont pas les plus évidentes et elles ressortent toujours de convictions fortes et non d’immersions dans des verres d’eau tiède. Ecco qui !

Photo centrale : Cheng Hup, Unsplash.com

 

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François Perroy est aujourd’hui cofondateur d'Agitateurs de Destinations Numériques et directeur de l’agence Emotio Tourisme, spécialisée en marketing et en éditorial touristiques. Il a créé et animé de 1999 à 2005 l’agence un Air de Vacances.  Précédemment, il a occupé des fonctions de directeur marketing au sein de l’agence Haute Saison (DDB) et de journaliste en presse professionnelle du tourisme à L’Officiel des Terrains de Camping et pour l'Echo Touristique. Il [...]
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