Et moi et moi et moi

Publié le 15 novembre 2023
7 min

Tourisme de simulation, shifting, égocène… Une tendance à l’artificialisation des lieux et des moments ainsi qu’à l’isolationnisme personnel est à l’œuvre. Les destinations et les entreprises touristiques peuvent-elles encore jouer un rôle pour insuffler du liant entre les touristes ?

Le tourisme de simulation est un tourisme artificiel, déconnecté de son environnement géographique, historique, culturel, climatique. Le triomphe du faux, cité dans cet article de l’universitaire Laurence Graillot, invite à s’interroger sur ce besoin d’hyper-réalité. On distingue ainsi la copie authentique ou améliorée, de la réalité originale. Autant Lascaux correspond à de vrais enjeux de sauvegarde, étayés par des recherches scientifiques, autant de nombreuses propositions conduisent à des immersions améliorées, enrichies, dans des univers rêvés : Tropical Islands, parc aquatique berlinois se traduit par un accès à un univers exotique sans les contraintes de celui-ci. De même que toutes ces créations artificielles : du lodge africain permettant de voir un ours blanc dans un bassin, des pistes de ski au Quatar… Et si encore, ces sites n’attiraient qu’un public local, correspondant à un besoin de loisirs de proximité ? Mais certains font des centaines ou milliers de km pour se retirer dans un temple consumériste, en dépit du bon sens.

La recherche de l’inattendu, mais aussi d’un sentiment de sécurité, serait un moteur pour le public. L’infidélité d’une proposition hyper-réelle au monde de la réalité est également attendue de la part des consommateurs. Les bulles touristiques connues (Center Parcs, Disneyland…) attirent toujours et leur développement interroge dans notre désordre anthropocénique. Le vrai monde, défait par les actions de l’homme sur la nature, est réinventé dans des espaces dédiés, commerciaux, suaves, sans ses aspérités. Evidemment, les impacts de ces offres nouvelles sont énormes, sur l’environnement naturel, par l’artificialisation des terres, par la chaîne des matériaux, des industries et des transports combinés pour leur réalisation. Par leurs impacts sur les sociétés locales également.

Photo Mariel Reiser – Unsplash

LA VIE encapsulée

La marchandisation de l’imaginaire n’est pas nouvelle, mais si elle appartenait avant à la production artistique, culturelle, sportive, elle touche de plus en plus à la désappropriation des parcours individuels, des aléas de la vie, des découvertes agréables et désagréables lors d’un voyage ou d’un séjour touristique. Les extravagances sur le sujet se démultiplient à l’échelle de la planète et touchent aussi la vie au quotidien, l’encapsulant dans des espaces privés, desquels on repousse le monde : les communautés fermées, comme Celebration en Floride, poussent à l’isolement entre soi. Par cette approche de loisirs ou de tourisme de simulation, on en arrive à l’exact opposé du voyage et du tourisme : l’entre soi et le soi pour soi dominent. On lira par ailleurs cet article sur une nouvelle ségrégation touristique à l’œuvre à Saly, ancienne station stimulée par l’état sénégalais dans les années 1970.

Le shifting, (#shiftingrealities) est une autre forme d’échappatoire, salué sur TikTok par des milliers de jeunes contributeurs. La mise en sourdine d’un monde jugé inquiétant (l’urgence climatique, les guerres, la politique, les épidémies, les violences urbaines, la réorganisation de la société en communautés…) invite les adeptes du shifting a retrouver des personnages et situations de fiction, à vivre d’autres réalités. Un nouveau vocabulaire est à l’œuvre : CR pour current reality, DR pour desired reality. Les techniques diffèrent, mais toutes consistent à se visualiser dans un autre univers, à se déplacer de son quotidien, vers un monde rêvé. Ces projections mentales à mi-chemin entre l’autohypnose et le rêve lucide conduisent vers des réalités alternatives. Possiblement fabuleuses, mais aussi « prothèses psychiques » étonnantes. On peut également lire Frédéric Tordo, psychanalyste et auteur, de Le Moi-Cybord, Psychanalyse et neurosciences de l’homme connecté. Il explore les prothèses psychiques que sont les objets technologiques : « La connexion aux technologies (smartphone, jeux vidéo, prothèse artificielle, exosquelette…) produit de véritables métamorphoses chez l’homme. On observe une transformation du cerveau et du système nerveux dans son ensemble, et même du Soi ». 

Dans un autre registre, écoutons Dany Lafferière, l’académicien, formidable auteur qui vient de publier récemment Un certain art de vivre, aux éditions Grasset. Que nous-dit-il d’essentiel relatif au sujet qui nous préoccupe ? « Ce n’est pas parce qu’on est en mouvement que l’on fait quelque chose de constructif ». Voici un appel au calme et un éloge de la lenteur qui m’est cher. L’aventure intempestive, oubliée, et qui fait écho au tourisme, dont il est question dans ce blog, c’est de rendre possible la découverte de nouveaux paysages individuels sans aller au bout du monde contempler tout ce que le monde peut voir. On oublie l’immobilité nous rappelle Laferrière, avant d’ajouter, alors qu’il n’est aucunement connecté (ni internet, ni téléphone, ni télévision, ni radio…) : « si nous sommes complètement informés, nous ne demandons plus ».

Photo de Mohamed-Nohassi-Unsplash

l’illusion de l’accomplissement personnel

Un récent article du Monde, consacré à Vincent Cocquebert, essayiste, évoque un repli général dans notre société. Le pitch de son dernier livre publié chez Arkhê-Editions dit ceci : « Jamais, dans l’histoire de l’humanité, nous n’avons été autant livrés à nous-même. De l’amour à la santé, en passant par la vie professionnelle ou l’alimentation, tout peut être personnalisé. Avec, en ligne de mire, un seul et même projet : exprimer nos singularités. 
Ce fantasme d’une vie sur-mesure est nourri par un puissant capitalisme de l’ego. Il se déploie dans un nouveau consumérisme existentiel, structuré pour nous laisser croire à un accomplissement personnel. Nous assistons dès lors à l’avènement d’un être d’un nouveau genre – bourreau et victime – bercé par l’illusion que le monde peut et doit se conformer à ses désirs, et non l’inverse ». 

Voilà qui traduit bien des situations que nous vivons lorsque nous sommes par exemple dans un métro ou un train en France. Rares sont les échanges oraux. Pour avoir beaucoup voyagé en train en Europe et cela depuis toujours, et lors d’un voyage en train entre Copenhague et Stockholm, capitales de pays jugés plutôt taiseux, j’ai trouvé plus de personnes en désir d’échange que dans le moindre train français. Il est possible que ma position de vieux voyageur ait aidé à cela.

Vincent Cocquebert révèle une nouvelle époque dans laquelle nous serions plongées, l’égocène. Nous sommes incités à nous replier sur nous-mêmes et à concevoir « une utopie individuelle : l’épanouissement de soi ». Et d’argumenter sur les marques qui valorisent l’être, alors que le couple, la famille ou la vie citoyenne apparaissent maintenant comme des champs de valorisation narcissique plus hasardeux. A force de créer des petits mondes dont nous sommes les meilleurs héros, nous comprendrions de moins en moins les représentations des autres. L’interdépendance s’efface alors que les chantiers mondiaux sont colossaux. Comment œuvrer à un monde plus juste et plus engagé dans des causes communes si chacun se repli dans son effacement estimé paradisiaque ? Autre effet de cette déroute de la pensée et de l’action collectives, la sologamie, le fait que certaines ou certains se marient avec eux-mêmes. Je t’aime, moi non plus, personne n’étant plus parfait que moi. Nous vivons donc une époque formidablement autocentrée pendant que les nations s’entredéchirent.

un role pour le tourisme ?

Dans ce contexte, que peut le secteur du tourisme ? Eviter l’individualisation majeure des propos et des propositions ? Difficile alors que tout nous conduit des réponses personnalisées. Le marketing de micro-ciblage, les outils de GRC, le marketing d’influence : voir à titre d’exemple les comparaisons de performances de quelques influenceurs ici. Ce marketing d’influence recourant de plus en plus à l’individualisation de la production et de la mise en avant, voire en recourant à des situations clivantes pour bien marquer les esprits. Et cela ne devrait pas s’arranger avec l’essor de l’IA dont les entreprises commerciales qui y recourent accentueront probablement la personnalisation et la fragmentation des sociétés humaines. D’autant que certains professent l’idée comme Robert Sapolsky que nous n’avons aucun libre arbitre.

Peut-être revenir à l’essentiel : de l’information simple, des propositions de temps d’échanges : mises en avant dans vos supports de communication des bars, des places publiques, des trains…comme espaces de rencontres et de discussions, voire valoriser des temps et lieux d’introspection qui pourront toucher la vie intime alors que nous essayons de la réveiller pendant ce temps vide des vacances ? Des vacances à la vacance, nous y sommes. Réfléchir à ces enjeux, notamment pour les jeunes générations happées par leurs smartphones et leurs bulles, paraît essentiel. Revoir à ce sujet le magnifique film Voyages en Italie avec Philippe Katherine et Sophie Letourneur, actrice et réalisatrice. On est partis, on a fait ceci et cela. Finalement, s’est-on retrouvé ? Je n’ai pas la réponse mais cet égotisme m’inquiète et je pressens que le tourisme aurait un rôle d’ouverture aux autres à retrouver. Les nouveaux espaces de type tiers lieux ou des hébergements conçus autour de l’hospitalité sont des pistes intéressantes. Les nouveaux offices de tourisme organisés autour d’espaces de rencontres et de travail peuvent le devenir s’ils s’adaptent.

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François Perroy est aujourd’hui cofondateur d'Agitateurs de Destinations Numériques et directeur de l’agence Emotio Tourisme, spécialisée en marketing et en éditorial touristiques. Il a créé et animé de 1999 à 2005 l’agence un Air de Vacances.  Précédemment, il a occupé des fonctions de directeur marketing au sein de l’agence Haute Saison (DDB) et de journaliste en presse professionnelle du tourisme à L’Officiel des Terrains de Camping et pour l'Echo Touristique. Il [...]
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