Corto Maltese, voyageur de l’inutile

Publié le 10 décembre 2021
4 min
Voyager m’a donné la chance d’aller dans des endroits qui existaient déjà dans mon imagination
Hugo Pratt
Dessinateur et scénariste
Corto Maltese

La littérature de voyage s’exprime le plus souvent sous la forme du récit ou du carnet. La bande dessinée ne s’y aventure que rarement, réservant parfois de très belles surprises : Jacques Ferrandez, Loustal ou bien encore Cosey comptent indéniablement parmi elles. Mais lorsque l’on évoque Hugo Pratt (1927 – 1995) et son légendaire héros Corto Maltese, doit-on s’en tenir au cadre prédéfini du 9ème art ? Pour ma part je préfère parler de littérature dessinée tant l’univers graphique qu’ils ouvrent dépasse les habituelles frontières du genre. L’ambition d’Hugo Pratt ? « Je voudrais réussir, un jour, à tout raconter avec une simple ligne ».

Corto Maltese, « gentilhomme de fortune »

Personnage imaginaire indissociable de son créateur, Corto Maltese est titulaire d’une véritable biographie ! Il est donc né à Malte en 1887 d’un père marin anglais et d’une mère gitane originaire de Séville. Une amie de cette dernière, lui prenant la main gauche, découvre qu’il n’a pas de ligne de chance. Qu’importe ! Il s’en creuse une, « longue et profonde », avec le rasoir de son père. A 17 ans, il embarque sur un trois-mâts. C’est le début d’un long périple consacré par plus de 29 histoires en 25 ans, dont une partie sera éditée par Pif Gadget dans les années 70 ; Corto Maltese va promener sa désinvolture et son scepticisme à travers le monde entier, parcourant mers, forêts, déserts, cités antiques et grandes villes. Avec même un court passage dans la Somme en 1918 où il assiste à la mort de l’as des as, le célèbre Baron Rouge.

Ses aventures s’étalonnent tout au long du premier tiers du 20ème siècle et prennent fin en 1936 ; il semble avoir disparu pendant la guerre d’Espagne où il s’était engagé dans les Brigades internationales. Au final, il aura été le témoin direct des convulsions de ce début de siècle : Première Guerre mondiale, luttes coloniales et guerres d’indépendances, soulèvements populaires…

« Aventurier laconique, solitaire, esprit libre au confluent de plusieurs cultures », tel est le portrait qu’en dressa François Mitterrand, lecteur assidu. Sa seule référence BD par ailleurs. Un aventurier marqué par le « désir d’être inutile », à l’instar d’Arthur Rimbaud qui fut tout à la fois poète en Europe et contrebandier d’armes en Éthiopie. Il se rendra d’ailleurs à Harar, cette ville éthiopienne où Rimbaud vécut.

Alors, sombre héros de l’amer Corto Maltese ? « Je ne suis pas un héros, j’aime voyager et je n’aime pas les règles, pourtant il en est une que je respecte, celle de ne jamais trahir mes amis. Je suis parti à la recherche de bien des trésors sans jamais en trouver un seul, mais je continuerai sans relâche, vous pouvez y compter, toujours de l’avant ».

Entre rêves et réalité

Pour Corto Maltese, « Les rêves sont en or, la réalité est de plomb ».

Hugo Pratt s’est-il inspiré d’Homère ? Il y a en tout cas une filiation d’ordre mystique entre l’Odyssée d’Ulysse et les aventures de son personnage. Bien au-delà de la force d’attraction qu’exerce sur eux les océans. Tous deux flirtent avec le surnaturel, évoquent le merveilleux pour chasser les ténèbres. Oscar Wilde n’affirme-t-il pas que « le vrai mystère du monde est le visible, pas l’invisible » ?

De mythologies, il est souvent question dans les 12 albums originaux de Corto Maltese. C’est ainsi qu’apparaissent l’Enchanteur Merlin et la fée Morgane (« Les Celtiques »). Ailleurs on y recherche des trésors légendaires et l’on part en quête de l’Atlantide ; voire même du Saint-Graal et devinez où ? En Suisse ! (« Les Helvétiques »). Cela ne peut s’inventer.

Mais Hugo Pratt a également révélé un goût certain pour l’ésotérisme qu’il déploie dans sa « Fable de Venise », ville-monde dont il est originaire, pont entre l’Orient et l’Occident : « Ce qui compte c’est le symbole, le jeu, l’aventure ». Durant ce voyage initiatique de quelques jours (du 9 au 25 avril 1921), Corto Maltese y débusquera loges et logis.

Corto Maltese

(Re)Lire Corto Maltese

À travers son héros récurrent, Hugo Pratt a cherché dans l’aventure lointaine une « modalité esthétique de l’existence » (selon Sylvain Venayre). Ses thèmes de prédilection sont la mer, les indiens d’Amérique du Nord et les femmes dont il croque une savoureuse galerie de portraits : Venexiana Stevenson son ennemie intime, Esmeralda la prostituée qui lui sauvera la vie, Bouche dorée la sorcière brésilienne sans âge, Pandora et Banshee qu’il ne saura retenir… A-t-il seulement été amoureux ? Enfin, s’il avoue une fascination pour l’armée coloniale, les engagements de Corto ne sont jamais du côté de la puissance coloniale, mais résolument du côté des luttes indépendantistes.

Corto Maltese, c’est donc tout autant un voyage physique et mental. De « La ballade de la mer salée » (1975) à « Mû » (1992), il s’agit de traversées poétiques auxquelles nous sommes conviés : « Comme dans la poésie, la bande dessinée est un monde d’images ». La lecture de ces carnets de voyages atypiques, ancrés dans de véritables contextes historiques s’avère, et à jamais, jubilatoire.

Et puisqu’il est dit que ce diable de Corto Maltese est éternel, à noter la parution en 2021 de nouvelles aventures parues chez Casterman : « Océan noir » par Bastien Vivès et Martin Quenehen.

Corto Maltese, le marin qui ne manque pas de souffle.

« Il voyage en solitaire
Et nul ne l’oblige à se taire
Il sait ce qu’il a à faire
Il chante la terre »

(Gérard Manset)

Dans la même série : lire les autres articles de cette revue littéraire.

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Vincent Garnier est actuellement Directeur général de Clermont Auvergne Tourisme après une expérience de près de trente ans dans le domaine du tourisme institutionnel. Passionné de littérature et de voyage, il est notamment le fondateur des « Cafés littéraires de Montélimar » ; il a également assuré pendant de nombreuses années l’animation de rencontres littéraires : Les Correspondances de Manosque, le Festival de la biographie de Nîmes…
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