Comme tous les ans, le surtourisme fait vendre. Dans les médias, le mot claque, interpelle, fait réagir. Dans le monde du tourisme, il hérisse les poils tant il est généralement traité avec une facilité journalistique qui dessert autant la compréhension des enjeux que la recherche de solutions durables. Il est temps de dépasser les raccourcis pour interroger ce que révèle vraiment cette notion : non pas seulement un excès de visiteurs, mais l’invisibilisation systématique de celles et ceux qui subissent les transformations territoriales sans jamais être consultés, associés ou pris en compte.

Le tourisme, Pharmakon contemporain
René Girard nous l’enseignait : toute société a besoin de boucs émissaires pour canaliser ses tensions. Le tourisme endosse aujourd’hui ce rôle avec une facilité déconcertante. Pharmakon selon Platon – à la fois remède et poison -, l’activité touristique cristallise de façon caricaturale les ambivalences de nos sociétés contemporaines. Elle génère de la richesse tout en précarisant, elle connecte les territoires tout en les standardisant, elle démocratise l’accès aux lieux tout en les privatisant.
Cette ambiguïté fondamentale explique pourquoi le traitement médiatique du surtourisme oscille si souvent entre dramatisation et simplification. Plutôt que d’analyser les mécanismes complexes qui régissent les transformations territoriales, il devient plus commode de désigner le tourisme comme responsable de tous les maux contemporains. Cette approche manichéenne occulte les véritables enjeux systémiques : spéculation immobilière, politiques d’aménagement, gouvernance territoriale, modèles économiques extractifs, concurrence avec les autres activités économiques du territoire, enjeux d’habitabilité, attractivité, etc.
Les professionnels du secteur expriment légitimement leur exaspération face à ce qui généralement s’approche davantage d’une caricature que d’un réel débat d’idée. Non qu’il faille nier les impacts négatifs du développement touristique, mais parce que cette grille de lecture binaire empêche toute réflexion nuancée, et donc constructive, sur les leviers d’action possibles.
Surtourisme versus surfréquentation : clarifier pour mieux agir
La confusion entre surtourisme et surfréquentation constitue un des premiers obstacles à une approche rigoureuse de ces enjeux. La surfréquentation relève d’une logique quantitative : trop de personnes au même endroit, au même moment. Elle se mesure, se cartographie, s’objective par des flux et des densités.
Le surtourisme, lui, traduit une rupture qualitative : le moment où l’activité touristique génère des déséquilibres territoriaux néfastes, indépendamment du nombre de visiteurs. Ces déséquilibres peuvent être économiques (gentrification, éviction des commerces de proximité), sociaux (perte du lien social, transformation des usages, inaccessibilité pour une partie de la société), environnementaux (pollution, dégradation des milieux, déséquilibre des biotopes) ou culturels (folklorisation, perte des singularités locales).
Cette distinction n’est pas sémantique : elle conditionne les réponses à apporter. Face à la surfréquentation, on régule les flux, on étale dans le temps et l’espace, on limite les accès, etc. Face au surtourisme, on interroge les modèles de développement, on redéfinit les équilibres territoriaux, on repense la gouvernance.
Un territoire peut ainsi connaître du surtourisme sans surfréquentation manifeste et les territoires très fréquentés ne sont pas nécessairement en surtourisme. Cela dépend des usages initiaux et des orientations des politiques d’aménagement, les grandes stations balnéaires qui ont été construites pour être des lieux d’accueil touristique ne peuvent évaluer leur éventuel surtourisme uniquement avec la fréquentation touristique. C’est l’objet premier de ces lieux. Cependant, si par exemple les écosystèmes naturels qui les entourent en pâtissent gravement, là on peut parler d’un surtourisme.

Les invisibles de l’équation touristique
La critique la plus fondamentale que l’on puisse adresser aux approches actuelles du surtourisme tient à leur périmètre d’analyse. Un exemple, les études qui se multiplient pour mesurer la « tolérance » ou la « satisfaction » des habitants face au développement touristique. Louables dans leur intention, ces démarches consultatives restent pourtant partielles : elles ne consultent que ceux qui ont encore le privilège d’habiter.
Qui interroge les travailleurs du secteur touristique, souvent précaires, obligé d’habiter loin de leur lieu de travail, parfois saisonniers, toujours invisibles dans les processus de décision, de réflexion et sur les tables rondes de nos évènements ? Qui donne la parole aux étudiants contraints de quitter le centre-ville voir de devoir renoncer à leur formation du fait de la transformation massive de logements en locations touristiques ? Qui écoute les soignants et intervenants des hôpitaux publics lorsque le parc d’hébergement est saturé lors des pics de fréquentation, les enseignants des écoles vidées par l’exode résidentiel, ou encore les agents d’accueil d’urgence débordés ?
En somme : qui représente celles et ceux qui aspirent à habiter ces territoires mais ne le peuvent plus ? Cette population fantôme – jeunes actifs, familles modestes, retraités aux revenus limités, enfants du territoire aux revenus qui ne permettent plus d’accéder à la propriété – constitue pourtant l’un des révélateur du surtourisme. Son absence des lieux qu’elle devrait naturellement investir témoigne d’un processus d’éviction silencieux mais systématique. Leur voix ne compte pas dans les baromètres de satisfaction puisqu’ils ne sont, officiellement, pas là.
La donnée confisquée, la parole confisquée
Cette invisibilisation s’accompagne d’une opacité autour des données touristiques et d’hospitalité. Prenons l’exemple de la taxe de séjour : certaines métropoles ont 1/3 de leur taxe de séjour qui est collecté puis reversé par Airbnb. Mais quelle est réellement la part des touristes dans ces locations ? Les bases de données comme Panda ou Flux Vision, détenues par des acteurs privés, ne sont pas partagées ni accessible librement. Ce qui s’explique car ces données coûtent cher à produire, de ce fait pour exister il faut qu’elles soient vendues. Mais même les Organismes de Gestion de Destination qui achètent ces données les reçoivent déjà traitées, filtrées, interprétées.
Cette rétention d’information n’est pas neutre : elle prive les territoires des outils nécessaires à une gouvernance éclairée. Comment définir des politiques publiques cohérentes sans vision claire des réalités ? Quel est la part réelle des touristes dans la proportion globale des personnes accueillies ? Comment associer les habitants aux décisions quand les données de base échappent au débat démocratique ? Comment la société civile peut rendre compte de certains phénomènes qu’elle subit si elle n’a pas la possibilité de créer de nouveaux indicateurs ?

L’émergence récente du « Touriscore » illustre paradoxalement cette tension entre besoin de mesure et limites méthodologiques. Cet indicateur, qui ambitionne de mesurer la « pression touristique » dans les villes françaises selon une logique de Nutriscore (de A à E), a été vertement critiqué par la profession pour ses faiblesses conceptuelles et techniques. La critique est fondée : comment prétendre mesurer le surtourisme en se limitant à quatre indicateurs centrés sur les centres-villes et les locations Airbnb ?
Pourtant, au-delà de ses limites évidentes, le Touriscore révèle des pistes intéressantes pour enrichir nos outils de mesure. Ses quatre critères – taux de meublés touristiques, « prédation » des petits logements transformés après-vente en meublé touristique, concentration de loueurs professionnels, proportion des bars et restaurants dans l’ensemble des commerces – pointent vers des phénomènes souvent négligés par les statistiques officielles et ouvre des voies d’analyse prometteuses pour piloter l’évolution des usages.
Ces tentatives, bien qu’imparfaites, soulignent la nécessité de développer des indicateurs plus sophistiqués, ayant une palette plus large, capables de saisir la complexité des transformations territoriales. Mais elles butent toujours sur le même écueil : l’absence de transparence sur les données produites et la parcellisation des données publiques.
Il convient également de rappeler que ce n’est pas le secteur du tourisme qui a produit les premières données permettant d’évaluer l’impact environnemental du transport aérien, mais les associations environnementales. Pour autant aujourd’hui cela nous aide à piloter des stratégies durables. Il est donc toujours pertinent de regarder d’un bon œil ce que d’autres sont capables de produire sur notre secteur, même si cela est imparfait et contestable. Rappelons-nous qu’en général ils n’ont guère les moyens de faire mieux.
Vers une approche systémique et inclusive
Repenser le surtourisme impose donc de dépasser les approches technocratiques pour embrasser la complexité des transformations territoriales. Cela suppose d’abord de reconnaître que les impacts du surtourisme ne se limitent pas aux habitants actuels, mais incluent toutes celles et tous ceux que l’économie touristique exclut progressivement des territoires qu’elle transforme. Au-delà des habitants, ce sont également certains secteurs économiques qui sont repoussés en périphérie ou qui sont contraint dans leur développement.
Cette approche systémique appelle une gouvernance renouvelée, capable d’intégrer la parole de tous les acteurs territoriaux, y compris et surtout ceux que l’économie touristique tend à invisibiliser. Elle suppose aussi une transparence sur les données, condition d’un débat démocratique éclairé.
Le surtourisme – ou les déséquilibres générés par l’activité touristique – n’est pas une fatalité liée à l’attractivité des territoires. Il résulte de choix politiques et économiques qui privilégient certains intérêts au détriment d’autres. Le reconnaître, c’est se donner les moyens de construire des modèles de développement touristique véritablement durables, où l’hospitalité ne se conjugue plus avec l’éviction, où l’ouverture au monde ne signifie plus la fermeture aux plus fragiles.
L’enjeu n’est plus de savoir s’il faut du tourisme ou pas, mais de définir collectivement quels équilibres territoriaux nous voulons et d’étudier comment le développement touristique interagit avec les autres secteurs du développement territorial. C’est l’unique voie qui nous permettra de construire des stratégies avec des équilibres durables pour le tourisme, les hospitalités et l’attractivité de nos territoires.
