La symétrie des attentions et des modèles d’organisations

Publié le 12 mai 2025
14 min

Comme nous le partageait Ludovic il y a quelques jours, les Campus des #ET a déterminé le triptyque Communauté – Récits – Attention(s) pour la 21ème édition des Rencontres Etourisme qui se tiendront à Pau en octobre. L’occasion donc de préparer un peu le terrain.. Aujourd’hui, nous allons donc plonger dans les attentions. Plus particulièrement dans la notion de la symétrie des attentions.

Entre attention portée aux clients et attention portée aux collaborateurs, les organisations se doivent à présent de créer les conditions d’une symétrie dans leurs attentions. Ce concept amène des changements concrets dans les postures managériales, apporte du renouveau dans la qualité de service aux clients, impacte sur l’engagement et crée des dynamiques nouvelles entre salariés. Loin d’être une formule magique, elle se confronte aussi à des paradoxes forts entre les intentions de l’attention et l’action, entre « prendre soin » et « être au service de », entre le techno-solutionnisme et l’impalpable de l’humain, ou encore dans la notion de réciprocité face à l’attention portée.

La symétrie des attentions : de quoi parle-t-on ?

Avant tout impair de citation, il faut savoir que « La Symétrie des attentions » est un concept maintenant déposé par l’Académie du Service. Le concept a d’abord fait son apparition dans les années 2000 avec la parution notamment en 2007 de l’ouvrage (Du Management au marketing des services, de Charles Ditandy et Benoît Meyronin, Dunod, 2007).

Le principe de base est simple : la qualité de la relation entre une entreprise et ses clients est symétrique de la qualité de la relation entre l’entreprise et ses collaborateurs.

En d’autres termes, au niveau de l’attention que l’on porte aux usagers, il est essentiel de prendre soin de ses équipes avec la même attention. Cette approche repose sur l’idée que les collaborateurs épanouis seront naturellement plus enclins à offrir un service de qualité aux clients. Le «  prendre soin » et la réciprocité sont au centre du sujet. Cela en fait un processus qui s’entretient, s’anime et reste exigeant. La difficulté réside notamment sur l’alignement et la cohérence entre ce que nous souhaitons pour l’externe et ce qui se passe en interne.

Dans notre activité touristique et de loisirs, cette symétrie des attentions peut se questionner sous l’angle du relationnel, de l’offre, de la communication, de la responsabilité sociétale, de l’usage des outils technologiques et bien d’autres choses.

Quelques reflets entre les attentions sociétales du tourisme et les attentes organisationnelles ?

Loin d’être des tendances exhaustives et hiérarchisées, je prends ici quatre orientations sociétales du tourisme auxquelles je crois. Elles illustrent le propos sur l’attention qu’on porte aux clients pour répondre à ces tendances et ce que cela amènerait en symétrie pour les salariés.

1. Du tourisme pour répondre au besoin de déconnexion du quotidien.

Si les voyageurs recherchent des expériences authentiques (on entend que ça depuis 10-20 ans), il est surtout question de déconnexion du quotidien, de reconnexion avec soi-même et de laisser de côté la furie du temps.
En symétrie de ces attentions vis-à-vis des collaborateurs, parlons du droit à la déconnexion en-dehors des temps de travail, de l’alignement entre qui on est, ses projets et ses missions au sein de l’entreprise, ou encore de l’organisation du travail interne pour arrêter de courir après le temps.

2. Du tourisme pour influer sur la santé mentale.

Le tourisme de bien-être connaît une croissance forte, portée par une prise de conscience accrue de l’importance de la santé mentale et physique. C’est d’ailleurs la cause nationale 2025 et Gallic nous délectait en mars de son article Moins d’émissions plus de dépressions.
Pour les collaborateurs, le bien-être au travail, est une réalité et pas le monde des bisounours. Ils aspirent à un environnement professionnel qui prend soin de leur bien-être physique et mental, fuyant le stress et les relations toxiques. La dernière étude l’Institut Montaigne sur le rapport au travail des 16-30 ans est d’ailleurs éclairant sur le sujet. Dans un secteur caractérisé par des conditions de travail parfois difficiles (saisonnalité, horaires décalés), les collaborateurs cherchent du sens et de la transparence pour rester engagés et même voire épanouis.

3. Du tourisme et des loisirs pour créer des liens, des souvenirs et rester accessible à tous.

Le tourisme a le pouvoir de créer des valeurs humaines de rencontres, de lien social, de découverte, à fort pouvoir sociétal.
Pour les collaborateurs, l’équilibre vie professionnelle et vie personnelle est au centre pour un secteur d’activité exigeant en termes de disponibilité. Il est question aussi de la gestion de l’intergénérationnel au sein des équipes ou encore de l’handicap au travail. Il est question du pouvoir d’achat au regard des salaires opérés dans le secteur. Une étude IFOP de 2023 sur le rapport au travail des salariés en France souligne que « 58% des Français considèrent le travail avant tout comme une contrainte nécessaire pour subvenir à ses besoins – correspondant à une hausse de 9 points en comparaison à 2006 ! – et 42% comme un moyen pour les individus de s’épanouir dans la vie ». Et là, ce n’est pas une question de générations.

4. Du tourisme avec une offre et une consommation dite responsable.

Le tourisme durable n’est plus une option mais une nécessité. Si les voyageurs sont de plus en plus conscients de l’impact environnemental de leurs déplacements, le changement n’est certainement pas encore la norme pour autant. En revanche, le client reste de plus en plus attentif au greenwashing. La transparence et la confiance sont de mise.
Avec ces deux derniers termes, la symétrie des attentions se retrouve aussi côté collaborateurs avec par exemple plus de transparence, notamment dans les processus décisionnels. En effet, si on n’est pas sollicité pour les décisions qui nous concernent, c’est la moindre des choses de comprendre comment se passe une décision pour la comprendre et l’accepter. La prise d’initiatives et le droit à l’erreur sont aussi des marques de confiance.

Cette symétrie entre de nouveaux regards sociétaux sur le tourisme et les attentes des collaborateurs n’est pas fortuite. Elle illustre une évolution sociétale plus large vers des notions de transparence et de respect. Deux notions qui ont du plomb dans l’aile au quotidien dans les actualités. Garder cette attention dans l’entreprise au regard de la tension qui grimpe dans la société est presque un acte militant.

Pour avancer, on peut s’appuyer sur une nouvelle vague de questionnements sur les modèles d’organisation.

De nouveaux modèles d’entreprises intégrant explicitement ou implicitement la symétrie des attentions

La question n’est pas ici de marketer sa structure d’un label ou une démarche x ou y mais bien de cerner cette lame de fond présente dans plusieurs courants assez proches les uns les autres et qui aident les entreprises à questionner leur modèle.

  • Les entreprises « Opale »

A la MONA par exemple, nous avons exploré dès 2018 la Qualité de vie et des conditions de travail (QVCT) au sein de la structure. C’est devenue un pilier organisationnel puis le modèle d’organisation dit « Opale » m’a éclairé pour avancer pas à pas sur la stratégie de l’association, la vie d’équipe, la gouvernance, le modèle économique, la relation et les services aux adhérents et partenaires et clients. Sur les organisations « Opale », je ne peux que vous conseiller la lecture de Frédéric Laloux « Reinventing organizations, Vers des communautés de travail inspirées » (paru en 2014, réédition janvier 2024). Depuis, la défense des intérêts de la structure et de ses adhérents et l’épanouissement des collaborateurs sont en miroir et servent à guider les dialogues et orientations stratégiques.

  • Les entreprises à mission

Depuis l’adoption de la loi PACTE en 2019, les entreprises à mission se développent dans le secteur touristique français. En 2023, on en comptait près de 1 500 tous secteurs confondus, contre seulement 600 en 2021. Ces entreprises définissent statutairement leur raison d’être et plusieurs objectifs sociaux et environnementaux qu’elles s’engagent à poursuivre dans le cadre de leur activité. Clin d’œil à Charentes Tourisme dans les associations qui ont été accompagnées sur cette voie (Replay aux #ET20). Ce modèle offre une nouvelle boussole en alignant les intérêts des parties prenantes (clients, collaborateurs, partenaires, gouvernance, territoires) autour d’objectifs communs. La symétrie des attentions y est naturellement intégrée.

  • Les entreprises régénératives

Le concept d’entreprise régénérative pousse les entreprises à ne pas seulement réduire les impacts négatifs sur l’environnement et la société, mais les amène à avoir un impact positif et, à terme et sur le long terme, régénérateur. Un processus qui oblige à prendre conscience et avec ses parties prenantes, des impacts négatifs de son fonctionnement et ses services pour changer pas après pas la valeur produite. La vague de la CEC (Convention des Entreprises pour le Climat) met le projecteur sur cette approche d’économie régénérative, portée aussi par Lumia.

  • L’économie de la fonctionnalité et de la coopération

L’économie de la fonctionnalité et de la coopération (EFC) repose sur la mise à disposition d’un usage plutôt que la possession d’un bien (j’en causais Là). Ce modèle de pensée et ce modèle économique vise à faire converger la recherche d’une viabilité économique avec la prise en compte de critères sociaux et environnementaux. A l’heure des tensions budgétaires galopantes, je n’ai jamais autant entendu parler de mutualisation et de coopération ces derniers mois. L’EFC peut y répondre car c’est un des pan de l’économie circulaire. Dans la catégorie des connaissances et des ressources, l’EFC guide le déploiement du collectif et de la plateforme de La Tribu des savoirs.

  • Les perma-entreprises

Inspirées directement des principes de la permaculture, les perma-entreprises appliquent au monde des organisations les principes de cette pratique agricole durable. Ces perma-entreprises fonctionnent comme un écosystème où chaque élément a sa place et contribue à l’équilibre global. La symétrie des attentions y est naturelle, puisque le bien-être des collaborateurs est considéré comme essentiel à la santé de l’ensemble du système : serviciel, économique, gouvernance… Un site, un livre et une méthode sur https://www.permaentreprise.fr/fr/decouvrir .

  • La responsabilité territoriale des entreprises

Au-delà de la responsabilité sociétale des entreprises (RSE), émerge la notion de responsabilité territoriale des entreprises (RTE). Cette approche considère que l’entreprise doit contribuer positivement au développement de son territoire d’implantation. La RTE est particulièrement pertinente pour le secteur touristique, intrinsèquement lié aux territoires. Elle encourage les organisations à s’ouvrir à d’autres acteurs pour mettre en œuvre des solutions collectives aux défis locaux. Là aussi la symétrie des attentions est au cœur entre la co-construction avec les collaborateurs de la raison d’être  de l’entreprise ou de l’institution, et les services apportés aux usagers (habitants, voyageurs, entreprises…). La RTE sort de la sphère des recherches universitaires pour les entreprises soucieuses de leur impact local. Une brève histoire de la responsabilité territoriale des entreprises est à retrouver sur Usbeketrica.com ou encore sur cet article Fondation de France.

Ces nouveaux modèles d’entreprises partagent une caractéristique commune : ils placent l’humain et les relations au cœur de leur fonctionnement. La symétrie des attentions n’y est pas un simple outil de management mais bien un principe fondateur qui guide l’ensemble des décisions stratégiques sur le long terme.

Les paradoxes de la symétrie des attentions dans le tourisme

Sur la papier, on peut espérer qu’on est en bonne voie donc. Cependant la mise en œuvre de la symétrie des attentions dans le secteur touristique se heurte à plusieurs paradoxes. Je n’ai pas dit que ça allait être un long fleuve tranquille cette histoire. Voici quatre exemples de paradoxes qui mettent à mal la symétrie des attentions.

1- Avoir une relation client attentionnée vs une société qui se durcit

Un paradoxe réside dans la tension croissante des relations entre un client et un service qui lui ait dédié. Les phénomènes d’agression verbale, voire physique, d’incivilité, de discrimination, de racisme et de repli sur soi n’épargnent pas le secteur touristique. Ce n’est pas un paragraphe sponsorisé par une chaîne d’info en continu qui adore mettre de l’huile sur le feu sur ces sujets, mais les professionnels du tourisme doivent faire face à des comportements de plus en plus exigeants, et parfois agressifs, non respectueux, tout en maintenant un niveau de service et de professionnalisme élevé. Dur. Cette tension, qui peut devenir quotidienne en fonction des volumes de fréquentation et d’interactions, peut avoir des effets délétères et compromettre la symétrie des attentions. Des initiatives peuvent aider :

  • Créer des espaces de discussion internes permettant de cerner ce qui est ressenti par les équipes.
  • Identifier aussi comment un faible pourcentage de cas impacte fortement le bien-être et le travail des équipes.
  • Il s’agit aussi de se former pour « se préserver face aux comportements inattendus, agressifs, conflictuels à l’accueil » par exemple, etc.
  • La mise en place de politiques internes claires et explicites contre les comportements discriminatoires.

2- Donner du bonheur aux autres vs les violences professionnelles

Deuxième paradoxe, et non des moindres : le secteur du tourisme a pour vocation de créer des moments positifs, de donner du bonheur aux visiteurs, mais ce secteur se confronte comme beaucoup d’autres secteurs à des violences professionnelles. J’évoquais sur le point précédent l’interaction avec l’externe mais l’interne est aussi ciblé. On peut citer le harcèlement moral, les violences sexistes et sexuelles au travail (cf. baromètre du gouvernement), l’égalité hommes-femmes, les conditions d’accueil et d’hébergement de salariés, notamment saisonniers… Comment prétendre à la symétrie des attentions lorsque ceux qui sont chargés de créer des moments de bonheur sont eux-mêmes exposés à des situations de violence amenant troubles, anxiété, stress ? Cette question illustre la complexité du sujet et de nombreuses initiatives bougent les lignes. D’ailleurs, si vous ne l’avez pas encore fait, il est encore temps de répondre à l’enquête de l’association Femmes du Tourisme pour un Observatoire inédit de l’Égalité Femmes-Hommes.

3- Hospitalité vs standardisation des services

Un troisième paradoxe concerne la tension entre le désir d’entrer dans l’ère concrète de l’hospitalité, personnalisée, bourrée de petites attentions, et la tendance à la standardisation des services pour des raisons d’efficience numérique et économique. Les acteurs du tourisme sont des acteurs et des créateurs de lien social. « Comment résister à la déshumanisation du quotidien ? » nous glissait les collègues de la Coopérative des Tiers Lieux pour un événement à venir.  Sur la symétrie des attentions, il est question là d’un savant mélange pour s’éviter des injonctions contradictoires entre du lien social / l’humain / le naturel et du process / la rationalisation / l’uniformisation.

4- Défendre des entreprises responsables, durables, éthiques vs l’intelligence artificielle

Un quatrième paradoxe touche le lien entre la responsabilité sociétale des organisations du tourisme et l’essor de l’intelligence artificielle. Après des années d’efforts bien financés pour développer des entreprises et un tourisme plus responsables et durables, attachés aux enjeux sociaux, environnementaux et économiques, les organisations se tournent massivement vers l’IA. Si l’IA semble notamment bénir le gain de temps, on ne peut pas dire que l’IA coche à ce jour toutes les cases de durabilité et de responsabilité. Perso, c’est difficile de ne pas avancer avec gros « oui allons-y, mais avons-nous assez de recul pour s’y vouer corps et âmes comme on le fait actuellement ? Qu’avons-nous retenu des 15 dernières années de GAFAM ? ».

En tout cas, avant que nous soit servi l’IA éthique, inclusive, responsable et durable, nous avons un juste équilibre à trouver sur la symétrie des attentions :
Comment aurons-nous pris soin de la qualité du services vis-à-vis du client interne et externe ? Standardisée, rationnalisée, déshumanisée ou avec attentions ?
Où aurons-nous fléché les moyens financiers et humains pour garder une attention de tous les instants sur le sens du tourisme et son impact sociétal, son impact territorial et les relations entre les individus ?
Comment aurons-nous concilié l’impératif d’innovation technologique et notre responsabilité environnementale, le respect des propriétés intellectuelles, la protection de données, etc. ?
Où la connaissance et l’information seront accessibles à tous, justes et communiquées aux collaborateurs dans leurs outils de travail et aux usagers, voyageurs ou habitants ?

Pour finir ou continuer…

La symétrie des attentions n’est pas un simple concept théorique, mais bien un principe d’action qui peut transformer en profondeur les organisations. Il place l’humain au cœur de leur fonctionnement et créer un cercle vertueux où le bien-être des collaborateurs nourrit la satisfaction des clients, et réciproquement.

Les nouveaux modèles d’entreprises qui émergent offrent des cadres prometteurs pour mettre en œuvre cette symétrie. Cependant, les paradoxes identifiés montrent que le chemin vers une véritable symétrie des attentions est semé d’embûches. Ces points de tensions sont de véritables invitations pour créer un alignement sur sa proposition de valeur mais aussi pour créer, innover, se démarquer.

En définitive, passer de l’intention à l’action en matière de symétrie des attentions c’est de la persévérance et essayer d’avoir une vision claire de l’avenir que l’on souhaite construire pour le tourisme afin d’enrichir la vie de tous ceux qui y ont accès, qu’ils soient clients ou collaborateurs.

Quelques compléments d’articles :
https://www.mayday.fr/blog/symetrie-des-attentions

https://www.hbrfrance.fr/management/de-la-symetrie-de-lintention-a-la-symetrie-de-lattention-60588

https://www.polytechnique-insights.com/tribunes/energie/ia-generative-la-consommation-energetique-explose

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Stimuler, écouter, conseiller, animer, former, partager, apprendre... est mon quotidien professionnel appliqué au secteur de la formation et du tourisme. Il s'agit de favoriser l'adaptation des compétences, des missions et des organisations en perpétuelle transition. Depuis 2009 au sein de la Mission des Offices de tourisme de Nouvelle-Aquitaine (MONA), son directeur depuis 2020, les secteurs d'interventions et d'exploration évoluent continuellement : transition managériale, transition numérique, transition durable, marketing de services, [...]
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