14 juillet. 3h59 am.

Publié le 13 juillet 2022
3 min
Une micro-fiction du futur, pour penser le présent.

14 juillet, 3h59 du matin.

Léger, vous avez perdu toute notion du temps.

Baigné dans une nappe électronique néo-new-age, les oreilles saturées de cette musique lancinante et hypnotique, vous êtes corseté par le gilet infra-basse de votre exosquelette. Vous vous laissez porter par cette armure de titane qui affranchit de la gravité et rend les mouvements souples et flatteurs. Vous qui aviez toujours hésité à vous lancer sur la piste de danse, vous découvrez enfin le plaisir de s’abandonner à la liesse, et au rythme binaire d’une cover des Daft Punk, dont le tube du début des années 2000 traverse étonnamment les âges.

Si les choix musicaux du DJ-tronique peuvent surprendre, vous vous rappelez opportunément que le bal du 14 juillet se veut populaire, ce qui explique les changements de registre inattendus. Un titre de K-pop (plus personne n’en écoute depuis 2023) laisse place à une série de chansons plus datées les unes que les autres. Autour de vous, la foule se défoule, danse et reprend en choeur les refrains bien connus de tous.

Finalement, la fête, ça n’a pas changé ; cette grande catharsis où tous se lâchent et s’enivrent de décibels (certes, chacun sous son casque de silent party).

Un projecteur éclaire subrepticement la petite foule rassemblée. Drôle de vision, c’est vrai, que cette myriade d’exosquelettes qui s’entrechoquent maladroitement alors que la sélection musicale aurait incité à plus de chaleur humaine. Mais de chaleur plus personne ne veut désormais. Le rayon de lumière artificielle court sur les parois nues de l’immense hangar climatisé qui accueille le bal ; les canicules estivales ont eu raison des réjouissances en plein air, devenues intenables.

Depuis 2019, les températures n’ont cessé de monter, contraignant les populations à se confiner dans de vastes espaces collectifs rafraîchis en permanence. Comme l’avait prédit le concepteur des stades à ciel ouvert au Qatar en 2022, le recours massif aux systèmes de climatisation est devenu « la norme ».

Trop dangereux sur des terres si arides, les feux d’artifices sont depuis interdits, remplacés par des « Holi-parties », lâchers de couleurs empruntés aux fêtes hindoues.

Tandis que vos pensées suivent involontairement le mouvement du projecteur égaré, le volume baisse sous votre casque, d’où surgit la voix d’Elena :
« Votre taux de cortisol est anormalement haut, contrairement à votre teneur en mélatonine qui se situe bien au dessous du seuil recommandé. Je préconise un arrêt de l’activité et vous commande un One-Drone. »
Voilà, 4h du matin : votre crédit « hors ligne » est épuisé, Elena reprend du service.

Musique coupée par votre IA personnelle, vous profitez encore quelques instants des pulsations de votre gilet infra-basse pour rester au diapason de cette nuit de fête. A regret, vous passez au vestiaire pour restituer votre équipement et empruntez le monte-charge pour accéder à la plateforme stationnaire où un véhicule autonome vous attend. Vous laissez Elena prendre le contrôle et fermez les yeux pour saisir la brise provoquée par les pales du drone. La rumeur de la fête disparaît progressivement au profit d’un léger acouphène, souvenir en creux qui vous accompagnera jusqu’au lendemain matin.

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Laurence Giuliani dirige Akken, agence de production sonore pour les destinations touristiques et les lieux de culture. Anciennement responsable d'un Office de Tourisme en milieu néo-rural (ou péri-urbain, comme vous voulez), manager d'artistes, productrice en label indépendant, Laurence cultive la curiosité comme carburant du quotidien. Ses marottes : le son, le tourisme culturel et le "komorebi", cette lumière qui filtre entre les arbres, comme des fêlures de timidité entre les [...]
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