Réinventons le tourisme littéraire

Publié le 21 avril 2023
11 min
Un livre doit être la hache qui brise en nous la mer gelée 
Kafka

Qu’est-ce que le tourisme littéraire ?

Il est courant de désigner ainsi une variété du tourisme dit culturel. Elle induit la visite de paysages, de lieux habités ou fréquentés par des écrivains, voire même par les personnages de leurs œuvres. Mettre ses pas dans ceux des héros de la littérature. C’est en somme le pendant de pratiques déjà observées dans le cinéma. Souvenez-vous par exemple de la formidable notoriété de Gruissan après la sortie de 37,2° le matin. Ou bien encore celle acquise par le Gers grâce à Etienne Chatillez et Le bonheur est dans le pré. La fréquentation touristique de ces lieux avait alors été fortement boostée. Aujourd’hui ce sont les séries qui ont le vent en poupe, raison pour laquelle nombre de tour-opérators ont su surfer sur les plus grands succès des plateformes. L’Islande, la Croatie et l’Irlande, décors de Game of Thrones, peuvent ainsi s’en féliciter.

Souvent, cinéma et littérature font cause commune. Ainsi récemment Arsène Lupin, personnage romanesque inventé il y a plus d’un siècle par Maurice Leblanc et réincarné en 2021 par Omar Sy pour Netflix. 70 millions de vues et une nouvelle jeunesse pour Étretat ; la directrice du Clos-Lupin (demeure de l’écrivain) parle même de « pub monstrueuse ».

État des lieux de la lecture en France

Vincent Garnier

Mais avant d’envisager l’offre de cette forme de tourisme, inquiétons-nous d’abord de son public cible.

Selon le Centre National du Livre, le nombre d’ouverture de librairies aurait doublé depuis la crise sanitaire, soit la création de 142 nouveaux établissements. En moyenne depuis 2017, il y aurait ainsi 3,3 ouvertures pour une fermeture.

Mais le Ministère de la Culture, au travers de son importante enquête réalisée en 2018 sur « Les pratiques culturelles des français » souligne conjointement l’érosion de la lecture même si, en 2018, 62 % de la population aurait lu au moins un livre au cours de l’année passée. Toutefois près des ¾ des français disaient lire moins de dix livres par an. Et 38% d’entre eux déclaraient donc n’en ouvrir aucun ! Les nouvelles pratiques numériques et télévisuelles qui ne cessent de grignoter notre temps d’attention en sont certainement l’une des raisons Une autre cause évoquée est la disparition du statut symbolique dont bénéficiait le livre jusqu’alors. Certains affirment en effet qu’il ne serait plus le marqueur d’appartenance à une élite. Pour autant, la part des « gros » lecteurs de vingt livres et plus se serait stabilisé aux alentours de 15 %. Si le livre n’est donc pas le bien culturel le plus partagé, il n’en demeure pas moins indispensable pour une minorité d’entre nous.

Mais au-delà du nombre actuel de lecteurs, la seule question qui vaille est celle de son renouvellement générationnel. En somme, le tourisme littéraire ne deviendrait-il pas une niche en-deçà de laquelle il deviendrait hasardeux d’investir ?

Or force est de constater que la lecture attire de moins en moins les jeunes. Selon le CNL, seuls 80 % des 18-24 ans se percevaient comme lecteurs en 2021 contre 92 % deux ans auparavant. Il s’agirait d’une baisse tendancielle. Pire que cela, 70 % des jeunes français de 15 ans lisaient pour leur plaisir en 2000 ; ils n’étaient plus que 61 % en 2009 (selon une étude de l’OCDE portant sur les performances en lecture des élèves).

De la littérature élevée au rang de patrimoine  

Vincent Garnier

On le sait, aujourd’hui le patrimoine touristique littéraire est essentiellement composé de maisons ou autres lieux de mémoire, dont les cimetières, célébrant tel ou tel écrivain. D’ailleurs, qui n’a pas le sien ?  La France des ronds-points, des salles polyvalentes et des maisons d’écrivains. « Comment voulez-vous gouverner un pays où il existe 246 variétés de fromage ? » On pourrait paraphraser cette célèbre phrase du Général de Gaulle en posant la question : comment structurer le tourisme littéraire avec un tel nombre, une telle disparité d’offres ? Loin de moi l’idée de contester la valeur culturelle de la majorité de ces sites, ni même remettre en cause la sincérité de l’objectif recherché par leurs promoteurs, à savoir la transmission d’une œuvre, le partage du secret de la création.

Comment, pour ma part, oublier l’émotion ressentie à l’occasion de mes visites à Nohant, maison de George Sand dans le Berry ? Ou bien encore à Saint-Pétersbourg, dernière demeure de Pouchkine où il agonisa deux jours durant après son duel contre le français d’Anthès qui courtisait son épouse.  

Vincent Garnier

Paysage charmant certes, reflet de la richesse littéraire nationale à coup sûr. Mais question rentabilité, qu’en est-il ? Car contrairement aux musées qui offrent une grande variété d’expositions se renouvelant fréquemment, le potentiel attractif de ces maisons d’écrivains est forcément plus restreint. Et leur image souvent jugée vieillotte. On l’a vu, l’élargissement des publics semble en outre un défi incommensurable.

Certains pensent contourner le problème en imaginant des espaces célébrant non pas l’artiste mais son personnage de fiction. L’exemple le plus marquant reste incontestablement le musée londonien dédié à la saga Harry Potter. Il n’y a pas vraiment d’exemple similaire dans l’hexagone, si ce n’est des parcs d’attraction sous marque ombrelle Spirou (dans le Vaucluse) ou bien encore Astérix (dans les Hauts-de-France). Mais peut-on parler là de tourisme littéraire ?

A suivre toutefois avec curiosité le projet porté par la Région Auvergne-Rhône-Alpes qui a racheté le château de Saint-Maurice-de-Rémens (dans l’Ain) où Antoine de Saint-Exupéry, le célèbre pilote-écrivain, passa ses vacances au début du XXe siècle. En 2024, pour les 80 ans de sa disparition s’y ouvrira la Maison du Petit Prince. Un budget de 25 à 30 millions y sera consacré.

Ah oui, n’oublions pas la foultitude d’itinéraires, de circuits sur la trace du moindre écrivain qui vaille. Accompagnés bien sûr par leur indispensable guide, richesse d’éditeurs en mal d’inspiration. C’est somme toute la recherche du temps perdu… Ceci dit, certaines initiatives s’avèrent séduisante. Ainsi www.babelio.com, site web où les passionnés de lecture partagent et échangent autour de leurs lectures, a créé une carte interactive s’appuyant sur Google My Maps. Des adresses reliées à l’univers du livre sont regroupées dans cet espace digital, dans laquelle lecteurs et lectrices peuvent piocher de bonnes idées ou ajouter des lieux qui les ont marqués et qu’ils souhaitent partager avec la communauté.

Et comment ne pas saluer ici l’excellence de l’itinéraire Stevenson, must de l’itinérance bâti patiemment et collectivement depuis de très nombreuses années. Avec le succès que l’on sait.

Dormir chez son auteur ou autrice préféré·e

Vincent Garnier

Désolé, mais je ne vous propose pas le 06 de Christophe Ono-dit-Biot ou d’Amanda Sthers.  Je vous invite plutôt tout à la fois au voyage et à la culture dans l’univers d’un auteur aimé, pour (re)trouver le plaisir de la lecture au cours d’un séjour à Paris, Rouen, Clermont-Ferrand et Biarritz. C’est à Jacques Letertre, grand collectionneur et bibliophile, que l’on doit d’avoir formalisé le concept d’hôtel littéraire. Il consacre chacun des hôtels dont il est propriétaire à ses écrivains préférés et fait ainsi partager sa passion à tous ses hôtes. Plus qu’un hébergement, il s’agit d’un véritable parcours artistique où expositions de collections réunies autour d’un écrivain et soirées littéraires viennent rythmer le séjour des visiteurs. A ce jour, Marcel Proust, Gustave Flaubert, Alexandre Vialatte, Marcel Aymé, Arthur Rimbaud et Jules Verne hantent ces lieux. Et en 2024 Henri Beyle, je veux dire Stendhal, s’invitera à Nancy (en hommage à « Lucien Leuwen » dont la première partie se déroule dans la ville).

Alors pourquoi ne pas imaginer le principe du J’irai dormir chez vous d’Antoine de Maximy en version littéraire ? C’est un format qui a connu un fort retentissement lors de la dernière rentrée littéraire. Pour la collection Ma nuit au Musée, Lola Lafon (1) a choisi de répondre à l’invitation du Musée d’Anne Franck au bord du canal à Amsterdam et de séjourner une nuit dans l’Annexe où Anne et sa famille ont vécu pendant vingt-six mois. Il en est né un livre intense et poignant couronné par de nombreux prix.

Et c’est précisément cela le sujet. Ressentir une émotion incomparable, vivre une expérience unique et, pourquoi pas, la partager. Naturellement ce genre d’expérience est rare. Parce que complexe à organiser d’une part, et surtout car les lieux de mémoire sont des sanctuaires où l’on n’entre pas facilement ; alors y dormir…. Tout en prenant soin d’éviter le risque de passer d’un tourisme de niche à un tourisme de riche, la question mérite d’être approfondie.

De la lettre à l’esprit du temps

La littérature est moins une question de création artistique que de style de vie
Raymond Aron

Et si pour la connaître cette aventure, il suffisait de sortir d’une vision trop académique du tourisme littéraire ? Et accepter que cette filière soit animée où à l’initiative d’autres que nous, autoproclamés légitimes et incontournables en toute matière de nature touristique.

Prenez par exemple les festivals du livre. Ils contribuent depuis longtemps à la démocratisation de la pratique littéraire. Ils forment en quelque sorte la version moderne et démocratisée des salons qui, du 16ème au 18ème siècles et généralement portés par des femmes, réunissaient des personnalités du monde politique, artistique et philosophique.

Et citons-en un, Etonnants Voyageurs à Saint-Malo. Créé en 1990, il a su devenir un évènement incontournable tout autant culturel, littéraire et touristique. On y célèbre une « littérature aventureuse, voyageuse, ouverte sur le monde, soucieuse de le dire. » On y pratique toutes les formes d’échanges : rencontres, débats, lectures, projections de films et documentaires, expositions… On s’y déplace, souvent de loin et on y consomme. Et ce festival est devenu un marqueur identitaire de sa destination. Bref, un vrai succès du tourisme littéraire. L’évènementiel littéraire doit donc être considéré comme un outil majeur de développement territorial, à condition toutefois de bien les intégrer dans nos stratégies et d’ouvrir un dialogue constructif avec leurs organisateurs.

Autre sujet : le monde du tourisme et celui de l’édition ne gagneraient-ils pas à se connaître davantage ? Car oui, n’ayez pas peur, il existe une vie après le Routard, le Petit Futé et les guides Hachette… En 2022, les Français ont acheté 364 millions de livres neufs imprimés générant un chiffre d’affaire de 4,3 milliards d’euros (en recul de 2% vs 2021). Au moins 65 millions de livres jeunesse ont été vendus en France cette même année. Il s’agit d’une progression de 16 %. Et la plus forte évolution concerne la bande dessinée, les comics et les mangas. Donc si les jeunes semblent lire moins, l’intérêt pour le livre et quelle qu’en soit la forme, demeure. Je pose alors la question : pourquoi n’existe-t-il pas au sein des maisons d’édition un compartiment consacré à la mise en marché touristique de leurs parutions ? Ou tout au moins intégrer cette question dans leurs équipes marketing. Au même titre qu’il existe parfois des produits dérivés, sans doute serait-il judicieux d’anticiper une exploitation touristique de certaines œuvres, et particulièrement à destination des jeunes publics. En n’hésitant naturellement pas à y associer les autrices et auteurs concernés qui se prêtent déjà souvent à l’exercice de la rencontre, notamment en milieu scolaire.

Demain est un autre jour (2)

Vous me détestez parce que j’ai mis ma confiance dans une machine ? Mon Dieu, chaque fois que vous lisez une jauge, un cadran ou un compteur, chaque fois que vous montez dans une voiture ou un vaisseau, ne placez-vous pas votre confiance en une machine ?
Philip K Dick
Vincent Garnier

Enfin, se pose la question de la transposition de l’univers littéraire dans le monde numérique. Inutile de s’appesantir sur les réseaux sociaux où la littérature a pris toute sa place. Instagram regorge de conseils de lecture prodigués la majeure partie du temps par des lectrices. Les maisons d’éditions ne sont pas en reste et ont apprivoisé cet outil au bénéfice de la promotion de leurs produits. Et les organismes de gestion de destinations ont l’opportunité de se saisir de cette occasion pour créer l’audience. Mais y pensent-ils seulement ?

Mais, bien modestement, intéressons-nous à la réalité virtuelle et à l’éventuelle opportunité que cette révolution numérique pourrait représenter pour le tourisme littéraire. D’ailleurs le saviez-vous ? La littérature avait tout prévu ! Prenez le roman de science-fiction Snow crash (Le samouraï virtuel) paru en 1992, c’est-à-dire aux prémices de l’existence et de l’essor d’Internet. Son auteur Neal Stephenson y introduit le metavers au travers du récit d’un jeu en ligne que son personnage, appelé Hiro, atteint au moyen de lunettes connectées pour y vivre une réalité alternative.

Depuis, cette technologie s’est développée et laisse entrevoir de multiples potentialités ainsi que présager toutes formes de dérive. Mais là n’est pas la question. Il devient désormais possible de visiter l’ensemble des musées du monde, de parcourir toutes les bibliothèques. L’espace et le temps enfin domptés. Ce monde virtuel permet donc d’imaginer toutes sortes de rencontres ici et ailleurs, avec des auteurs vivants ou disparus. On peut même dépasser le cadre strict du jeu vidéo pour créer des expériences immersives jusque-là impossibles à réaliser. Rejoindre Kessel en Afghanistan et jouer au bouzkachi, arpenter les chemins noirs en compagnie de Tesson ; ou bien encore assister à la représentation de Rêve d’Egypte où Colette provoqua un véritable scandale. Certes, l’investissement initial est élevé et le modèle économique reste à trouver.

Une dernière chose avant de clore temporairement ce vaste sujet. Par l’essence même de son objet, le terme de Tourisme littéraire me paraît inopportun. La littérature est un espace infini de liberté, le seul subsistant dans les dictatures et univers concentrationnaires. Vassili Grossman et Alexandre Soljenitsyne en sont les parfaites illustrations. Alors parlons plutôt de Tourisme du voyage, ce dernier pouvant être intérieur ou motif de déplacement. Mais ne l’oublions pas, le voyage est toujours prétexte à rencontre.

(1) Quand tu écouteras cette chanson de Lola Lafon (éditions Stock)

(2) Scarlett O’Hara à Rhett Butler (Autant en emporte le vent)

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Vincent Garnier est actuellement Directeur général de Clermont Auvergne Tourisme après une expérience de près de trente ans dans le domaine du tourisme institutionnel. Passionné de littérature et de voyage, il est notamment le fondateur des « Cafés littéraires de Montélimar » ; il a également assuré pendant de nombreuses années l’animation de rencontres littéraires : Les Correspondances de Manosque, le Festival de la biographie de Nîmes…
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