Depuis longtemps, le tourisme culturel constitue un fort enjeu des politiques touristiques. Il peut être d’ordre patrimonial, architectural, gastronomique, concerne les espaces muséaux mais interroge également le spectacle vivant. On peut aussi désigner le tourisme littéraire comme une catégorie de ce tourisme culturel. Or force est de constater que celui-ci n’apparaît que très rarement dans les stratégies et pratiques des opérateurs touristiques, qu’ils soient publics ou privés. Cela s’explique-t-il par la méconnaissance réciproque de leurs protagonistes respectifs ? Ou ne s’agit-il que d’un manque de discernement partagé quant à ses retombées potentielles ? Pourtant, les opportunités n’ont jamais été aussi grandes.
De la littérature de voyage au tourisme littéraire
Plus que de tourisme littéraire, c’est de récits de voyages dont il a le plus souvent été question jusqu’à présent. Depuis L’Odyssée d’Homère (composée vers la fin du VIIIème avant J.-C.) retraçant le long retour du héros Ulysse vers son ile d’Ithaque, jusqu’aux Piliers de la mer de Sylvain Tesson, nombre de livres ont été écrits par des auteurs souhaitant partager le souvenir de leurs périples. Parmi eux Stendhal et ses Voyages en Italie, Le Voyage d’une Parisienne à Lhassa d’Alexandra David-Néel, Bourlinguer de Blaise Cendrars et, plus récemment, Cher amour de Bernard Giraudeau. Mais nous ne sommes pas là dans le champ de la transformation touristique de la littérature.
Il n’y a pas à proprement parler de définition arrêtée du tourisme littéraire. Et pour tout dire, le sujet n’intéresse pas grand monde en France, aujourd’hui encore. A défaut, on pourrait caractériser le tourisme littéraire par la visite de paysages, de lieux ou demeures habités ou fréquentés par des écrivains, voire par les personnages de leurs œuvres. Le tourisme littéraire consisterait donc à s’inviter dans l’intimité d’écrivains, par admiration ou par simple curiosité. En tout état de cause, il est constitué de patrimoines immatériels (sentiers, paysages) aussi bien que matériels (maisons d’écrivains).
Les maisons d’écrivains, piliers du tourisme littéraire
A ce jour, la principale mise en marché touristique de l’univers littéraire réside dans le processus de patrimonialisation des maisons d’écrivains et leur ouverture au public auquel on assiste depuis de nombreuses années.
Les maisons d’écrivains sont avant tout caractérisées par la diversité de leurs statuts : leur gestion est assurée par l’Etat (notamment à travers le Centre des monuments nationaux qui est un établissement public sous tutelle du ministère de la Culture), des collectivités territoriales, des associations, voire des propriétaires privés dont naturellement les légataires. Mais également par leur extrême disparité car il peut s’agir de lieux de naissance, de maisons d’enfance. On peut aussi trouver des lieux où sont regroupés des écrits originaux ou évoquant seulement la mémoire d’un écrivain. En quelque sorte, comme le dit malicieusement Séverine Liatard, « c’est aussi l’art d’accommoder les restes. » (Lors de l’émission La Fabrique de l’Histoire, sur France Culture, intitulée : La maison d’écrivain. Site littéraire, historique… ou touristique ?)
En matière de mise en marché touristique des maisons d’écrivains et lieux littéraires, se pose toutefois la question de leur rentabilité. Car leur fréquentation, à de très rares exceptions, reste souvent modeste. Mais ces chiffres ne remettent naturellement pas en cause la légitimité de ces sites, et ce d’autant que leurs objectifs sont avant tout la conservation d’une mémoire littéraire et la transmission d’un héritage symbolique, plus que la constitution d’un capital d’ordre touristique.
Chemin Faisant
« J’aime les beaux paysages : ils font quelque fois sur mon âme le même effet qu’un archet bien manié sur un violon sonore Ils créent des sensations folles. Ils augmentent ma joie et rendent le malheur plus supportable. » (Stendhal, Mémoires d’un touriste)
N’oublions pas dans cet inventaire (forcément à la Prévert puisqu’il s’agit de littérature), la multitude d’itinéraires et de circuits proposant de suivre les écrivains à la trace. Car l’itinérance, à bien des égards, paraît consubstantielle au tourisme littéraire. L’itinéraire le plus remarquable en la matière est certainement le GR 70, reliant le Puy-en-Velay à Alès via Saint-Jean-du-Gard, soit précisément le périple effectué en 1878 par Robert Louis Stevenson qu’il retraça dans son célèbre ouvrage Voyage avec un âne dans les Cévennes. Citons également le travail remarquable effectué autour de la mémoire de Jean Giono, écrivain majeur du 20ème siècle, avec des promenades littéraires d’une heure rythmées de pauses sur les lieux emblématiques de la vie et l’œuvre de cet auteur, organisées par le Centre Jean Giono. Mais aussi la promotion de la Route Jean Giono par l’Agence de Développement des Alpes de Haute Provence, itinéraire de 152 km empruntant de petites routes départementales à l’écart de la grande circulation et pouvant se parcourir en voiture, à vélo ou à moto.
De nombreux autres exemples existent de par le monde. Ainsi au Portugal avec la création de la Route littéraire de l’Algarve, terre natale tout autant que source d’inspiration pour de grands écrivains et poètes (tel José Saramago, prix Nobel de littérature en 1998). Là encore, la littérature surgit comme une invitation à la découverte de la destination touristique.
Voilà donc sommairement balayé le paysage du tourisme littéraire tel qu’il apparaît aux yeux du plus grand nombre aujourd’hui. Mais intéressons-nous plutôt à ses pistes de développement.

Quand la fiction guide nos pas
Selon le magazine professionnel Livres Hebdo en date du 17 mars dernier, le marché des guides touristiques était en net repli en 2024 (- 6,3 % en volume), après deux années d’exceptionnelle embellie au sortir de la crise sanitaire. Cette baisse concernerait prioritairement la première destination touristique des Français, en l’occurrence leur propre pays (- 13,1 % en volume). Au-delà de la mise à jour permanente de ces guides, de nouveaux champs éditoriaux sont désormais explorés tels les beaux livres et les albums illustrés grand format. Et le partage d’expériences de plus en plus exploité, à travers les micro-aventures, les mobilités douces (en train, à vélo…) voire les modes d’hébergements insolites.
Alors pour renouveler le genre, d’ambitieuses initiatives éditoriales responsables viennent de voir le jour. Ainsi L’arbre qui marche, maison d’édition spécialisée en voyage et non-fiction, et son catalogue militant : « Un cocktail d’une quinzaine de titres par an, des récits engagés qui créent de la nuance, des témoignages qui nous relient, et des livres de référence qui aident à comprendre ce qu’il se passe autour de nous ». Parmi ces guides « à dévorer comme un roman » figurent déjà Ljubljana par Brina Svit, Bogota par Santiago Gamboa et Barcelone par Anna Pazos. De grandes plumes portant un regard neuf bien loin des contenus formatés des guides classiques, pour une expérience littéraire tout autant que touristique partagée.
Les évènements littéraires, 1ers salons du tourisme ?
Peut-être convient-il de s’affranchir d’une vision trop académique du tourisme littéraire. Et d’accepter d’y inclure une nouvelle typologie d’offres, à l’instar des salons du livre qui contribuent par nature à la démocratisation de la lecture et au partage d’émotions. Contrairement aux maisons d’écrivains, ils permettent en outre la rencontre avec des auteurs et autrices vivants. Ils contribuent depuis longtemps à la démocratisation de la pratique littéraire. Ils forment en quelque sorte la version moderne et démocratisée des salons qui, du 16ème au 18ème siècles et généralement portés par des femmes, réunissaient des personnalités du monde politique, artistique et philosophique. Parmi les exemples les plus marquants d’évènement tout autant culturel, littéraire et touristique, prenons Etonnants Voyageurs. Créé en 1990 à Saint-Malo, il a su devenir un rendez-vous incontournable. On s’y déplace souvent de loin et on y consomme. De fait, ce festival a su devenir un marqueur identitaire de sa destination. Les exemples ne manquent pas en France, comme le Festival International de Géographie de Saint-Dié-des-Vosges ou bien encore le Rendez-Vous International du Carnet de Voyage à Clermont-Ferrand.

Le numérique, avenir du tourisme littéraire ?
Le développement du tourisme littéraire ne peut s’envisager qu’en menant une réflexion globale sur l’attractivité d’une offre qui ne doit plus se cantonner à son strict aspect patrimonial ainsi qu’en prenant en compte les appétences d’un lectorat de plus en plus épris de nouvelles pratiques incluant le numérique. Connaissez-vous par exemple le hashtag #BookTok qui fait fureur sur TikTok ? La règle : de courtes vidéos (entre 30 secondes et 3 minutes) drôles et immersives afin de partager ses coups de cœur littéraires. Pour les éditeurs, c’est devenu un outil de marketing viral providentiel. Son algorithme façonne les communautés littéraires, créant en quelque sorte un club mondialisé de lecture 2.0. Voilà bien un sujet de réflexion.
Intéressons-nous également à la réalité virtuelle et à l’éventuelle opportunité que cela pourrait représenter pour le tourisme littéraire. D’ailleurs le saviez-vous, la littérature avait tout prévu ! Prenez le roman de science-fiction Snow crash (Le samouraï virtuel) paru en 1992, c’est-à-dire aux prémices de l’existence et de l’essor d’Internet. Son auteur Neal Stephenson y introduit le métavers au travers de l’exploration d’un jeu en ligne que son personnage, appelé Hiro, atteint au moyen de lunettes connectées pour y vivre une réalité alternative. Depuis, cette technologie s’est développée et laisse entrevoir de multiples potentialités. On le sait, il devient désormais possible de visiter sans bouger de chez soi l’ensemble des musées du monde, de parcourir toutes les bibliothèques. L’espace et le temps enfin conjugués. Ce monde virtuel permet donc d’imaginer toutes sortes de rencontres ici et ailleurs, avec des auteurs vivants ou disparus. On pourrait même dépasser le cadre strict du jeu vidéo pour créer des expériences immersives jusque-là impossibles à réaliser. Rejoindre Joseph Kessel en Afghanistan et jouer au bouzkachi, arpenter Les chemins noirs en compagnie de Sylvain Tesson ou bien encore partager l’enfance de Marcel Proust dans la maison de Tante Léonie à Illiers-Combray (où il séjourna entre 1877 et 1888, principalement à l’occasion des vacances de Pâques). Certes, l’investissement initial est élevé et le modèle économique reste à trouver, mais les ambitions peuvent être dimensionnées à l’échelle du lieu (maison d’écrivain ou autre espace) et les projets mutualisés entre acteurs touristiques et du livre.
L’écrivain, matière première du tourisme littéraire
Mais surtout, il est plus que jamais nécessaire de remettre l’écrivain au cœur du débat. Car aussi vrai qu’il n’y a pas de tourisme sans voyageurs, il ne saurait y avoir de littérature sans écrivains. Or force est de constater que la passerelle entre ces deux univers, tourisme et littérature, reste encore à créer.
Certaines initiatives ont pourtant été prises. Ainsi l’Office de Tourisme Clermont Auvergne Volcans a proposé des expériences singulières à deux romancières éprises de leur territoire :
A l’occasion de ses 5èmes Rencontres du Tourisme en novembre dernier et pour illustrer la perception que l’on a de l’hospitalité sur notre destination, il a été demandé à Dalie Farah *, romancière clermontoise, de rédiger un texte qui a fait l’objet d’une lecture musicale à la fin de cet évènement. Cette restitution était fondée sur un échange avec des personnes (habitants, visiteurs, guides-conférenciers mais aussi salariés de l’Office de Tourisme) qui avaient préalablement accepté d’offrir leurs mots, leur vision de l’hospitalité, leur expérience tant personnelle que professionnelle. La diversité de ces différents témoignages a très largement nourri le récit final.
Autre réalisation, toute récente, avec la création 100% locale d’une vidéo de destination mettant en scène un univers en phase avec le nouveau positionnement touristique (axé slow tourisme) de Clermont Auvergne Volcans. 3 saisons, 3 persona (famille, couple et amis), 3 visions qui nous racontent, ou plutôt suggèrent le territoire. Il s’agit-là d’un parti pris esthétique et artistique fort. Ainsi que d’un renversement des pratiques en cours pour la réalisation de ce type de vidéo promotionnelle. Ici, la partition a été écrite par Cécile Coulon** (qui prête également sa voix), romancière et poétesse elle aussi originaire de ces lieux. Aucune contrainte imposée et l’acceptation que son regard nourrira son écriture, et que ses mots constitueront la trame pour une mise en lumière confiée à l’agence clermontoise Biscuits Production. Et naturellement l’habillage musical composé pour la circonstance est lui aussi l’œuvre d’un talent local, en l’occurrence Samuel Marchais : https://www.youtube.com/watch?v=eu4W3G4by1s
On le voit, le champ des possibles est infini et la fréquentation des écrivains n’est pas obligatoirement posthume dans la mise en marché touristique d’une expérience littéraire. D’ailleurs, pourquoi n’existe-t-il toujours pas au sein des maisons d’édition un compartiment consacré à la mise en marché touristique de leurs parutions ? Ou tout au moins intégrer cette problématique dans leurs équipes marketing. Au même titre que sont parfois créés des produits dérivés à l’occasion de la parution d’un livre, sans doute serait-il judicieux d’anticiper une exploitation touristique de certaines œuvres, et particulièrement à destination des jeunes publics. En n’hésitant naturellement pas à y associer les autrices et auteurs concernés qui se prêtent déjà souvent à l’exercice de la rencontre, notamment en milieu scolaire.
Tourisme littéraire, les 10 facteurs clés de succès :
- Continuer à rapprocher, coûte que coûte, culture et tourisme
- Investir touristiquement dans les évènements littéraires
- Accompagner l’évolution générationnelle de la pratique de la lecture, souvent concomitante avec celle des pratiques touristiques (notamment sur le volet digital)
- Se rapprocher des maisons d’écrivains et des acteurs de l’itinérance sous toutes ses formes pour en faire de véritables partenaires de l’attractivité touristique de la destination
- Faire des auteurs et des autrices de véritables partenaires de l’attractivité touristiques (et ne pas attendre qu’ils soient morts pour le faire…)
- Considérer le tourisme littéraire comme l’un des piliers du slow tourisme
- Convaincre les éditeurs de l’utilité d’une relation gagnant-gagnant
- Investir le champ de l’imaginaire littéraire (contribution au récit territorial)
- Appréhender chaque temps, chaque lieu, chaque activité comme potentialité de création d’une expérience littéraire
- Et lire, lire, toujours lire…

* Dalie FARAH : Romancière et dramaturge née à Clermont-Ferrand. Ses ouvrages ont été publiés aux éditions Grasset : Impasse Verlaine, Prix de l’Association des écrivains de langue française (2019 et Livre de Poche en 2021), Le Doigt, Prix de l’Héroïne Madame Figaro (2021 et le Livre de Poche en 2023) et Retrouver Fiona (2023 et Le Livre de Poche en 2024).
**Cécile COULON : Romancière, nouvelliste et poétesse née à Saint-Saturnin (Puy-de-Dôme), elle publie son 1er roman à 16 ans, Le voleur de vie (2007, éditions Revoir). On lui doit également Le roi n’a pas sommeil (2012, Viviane Hamy), Une bête au paradis, prix littéraire du Monde (2019, L’Iconoclaste) et La langue des choses cachées (2024, L’Iconoclaste). Son premier recueil de poèmes Les Ronce (2018, Le Castor Astral) a reçu le Prix Guillaume-Apollinaire ainsi que le prix de la Révélation de la poésie de la Société des gens de lettres.