Les ballons rouges

Publié le 29 septembre 2023
9 min

« Je n’ai pas eu de vraies vacances
Seul, face à face avec la mer… »
(Les ballons rouges – Serge Lama / Yves Gilbert)

Plusieurs enquêtes d’opinion relayés par le quotidien « Le Monde » daté du 4 juillet dernier affirmaient qu’entre 35% et 40% des français ne partiraient pas en vacances cette année. Près de deux mois plus tard à l’occasion de son bilan de saison touristique estivale, la Ministre déléguée en charge du tourisme Olivia Grégoire contredisait quelque peu cette information en s’appuyant sur le dernier baromètre des intentions de départ des français (réalisé par Opinion Way) : entre juillet et août, 67% de nos concitoyens seraient partis en vacances, un chiffre qui serait en augmentation par rapport à l’an dernier. Etrange paradoxe au demeurant alors même que notre pouvoir d’achat a fortement été affaibli par l’inflation.
L’objet de cette chronique n’est pas d’arbitrer une énième querelle de chiffres mais bien de questionner le sujet des non-partants, sorte de Triangle des Bermudes des politiques touristiques institutionnelles.

Non-partants : Couvrez ce sein que je ne saurais voir ! (1)


Un constat : le taux de départ en vacances plafonne depuis une quarantaine d’années après avoir connu un véritable essor entre les années 1970 et 1980.
D’ailleurs, qu’entend-on vraiment par départ en vacances ? Quelle en est donc la définition ? Le baromètre des intentions de départ des français déjà évoqué fait état de « départs en vacances et/ou week-ends ». Or un week-end chez des amis équivaut-il à un séjour prolongé à l’étranger ?
Le sociologue Bertrand Réau (2), distingue trois catégories de non partants : les repliés, ceux qui ne sont jamais partis et disent ne pas en éprouver le besoin ; les croyants qui espèrent partir ; et enfin les contrariés qui n’ont pas pu partir. Dans les deux dernières catégories les contraintes réduisant les perspectives de départ sont d’ordre économique et professionnel. Quant aux repliés, sans doute peut-on y inclure désormais ceux qui en font un acte militant face aux menaces d’ordre écologique que représenterait à leurs yeux le tourisme.
Pour autant, la raison majoritaire du non-départ est bien d’ordre financière. D’ailleurs, les jeunes obligés de travailler pendant leurs vacances pour financer leurs études appartiennent assurément à cette catégorie.

La jeunesse, victime collatérale

« C’est la vacance des valeurs qui fait la valeur des vacances »
Edgar Morin
« Pour une politique de l’homme »

Selon ATD Quart-Monde, 3 millions d’enfants (3-18 ans) ne seraient pas partis en vacances en 2018. Selon l’INSEE, un enfant sur dix ne partira pas en vacances au moins une semaine cette année, pour des raisons financières. Enfin, et pour corroborer ces chiffres, 52% des français ayant des enfants de moins de 18 ans déclarent avoir déjà renoncé à faire partir leurs enfants en vacances d’été par manque de moyens (3). A noter que ces privations touchent davantage les familles nombreuses et/ou monoparentales.
Le problème n’est pas que statistique. Pour les enfants, les vacances représentent un cadre de socialisation au sein duquel les repères sociaux s’effacent, ou tout au moins s’estompent. Il s’agit tout autant d’un apprentissage de la vie en collectivité qu’un brassage social de nature à favoriser la construction et le partage des valeurs de la République. Il est d’ailleurs tout à fait regrettable que la question du vivre-ensemble ne soit aujourd’hui envisagé qu’à travers le fantasme du retour au port de la blouse à l’école ou du service militaire obligatoire…
Dans une étude réalisée en 2020 dans le cadre de l’agence FO-IRES (Institut de Recherches Economiques et Sociales) sur le thème du droit aux vacances, il est affirmé qu’un « droit aux vacances pour tous pourrait contribuer à refaire société et produire de sérieux bénéfices pour l’ensemble de la société française. »

Le départ en vacances est donc bien un réel facteur de cohésion sociale.
Pierre Bourdieu affirmait que nous sommes déterminés par le milieu social auquel nous appartenons. Dans son analyse de ce déterminisme social, il distinguait trois sortes de capitaux : le capital économique, en l’occurrence l’ensemble des biens détenus par une personne ; le capital social, c’est-à-dire le réseau de relations auquel elle peut faire appel en cas de besoin ; enfin le capital culturel, en somme l’accès à la culture. Or il n’est pas péremptoire d’affirmer que l’accès aux vacances dès son plus jeune âge, tout comme l’accès à la culture, augmentent indéniablement la capacité à obtenir un certain niveau social, donc économique.
En bref, le non-accès aux vacances est et demeure un marqueur d’inégalités.

A la question du non-départ en vacances pourrait également se superposer celle de la nature de ce temps libre. Pour Jean Viard (4), « les écarts de qualité de temps libre sont considérables. Il ne suffit pas de dire : on part ou on ne part pas, mais il faudrait se demander : on fait quoi ? ». Mais chaque chose en son temps.
Il serait naturellement illusoire de prétendre résorber la fracture sociale par le seul usage d’un droit aux vacances pour tous. Néanmoins, la crise sociétale que nous traversons impose une réflexion globale sur les politiques publiques liées au départ en vacances.

Quand le débat sur les non-partants devient politique

Le 19 juin dernier, six députés de la Nupes ont déposé une proposition de loi d’urgence avec l’objectif d’instituer une « vraie politique publique des vacances », arguant qu’« au-delà d’être un droit pour tous, le droit aux vacances est désormais devenu une question de santé publique et de solidarité nationale. »
C’est d’ailleurs l’occasion de rappeler que, conséquence de la crise sanitaire, les vacances apparaissent clairement aujourd’hui comme un enjeu de santé publique autant que de solidarité nationale. Car la question de la santé mentale, particulièrement mise à mal durant le confinement, est désormais un sujet du débat public.

Avec l’appui du député Benjamin Lucas, ATD Quart-Monde a également travaillé au début de l’été sur une proposition de loi citoyenne garantissant un droit effectif aux vacances pour tous, rappelant préalablement l’imposture de n’associer ce temps qu’au travail ; en aucun cas les congés ne peuvent se définir comme une récompense. Parmi leurs quinze préconisations figurent l’encouragement et le renforcement de l’accès aux vacances pour les jeunes.
La Fondation Jean-Jaurès n’est pas en reste. Dans son rapport intitulé « Vers la vie pleine – Réenchanter les vacances au XXIème siècle » (paru en juin) y sont également développées quinze propositions. « Le temps libre n’est pas un temps oisif, il est un temps social dédié à l’émancipation de l’Homme » y est-il allégué.

Quant au président de la République, s’il a rouvert cet été le chantier des vacances scolaires, c’est essentiellement pour en interroger la durée. Mais il évoque toutefois l’instauration d’un « Pass colo » pour 80% des enfants ; celui-ci serait mis en place dès 2024. Qui serait concerné ? Précision de la ministre de la Solidarité et des Familles, Aurore Bergé : Les « familles qui auraient jusqu’à 4.000 euros de revenus« , ce qui impliquerait des « familles avec des revenus modestes mais aussi beaucoup de familles de classes moyennes. »

C’est quand qu’on va où?

Décréter un droit aux vacances s’avèrerait insuffisant sans repenser concomitamment le modèle même du tourisme social, et plus particulièrement son volet jeunesse. Pourquoi quatre millions d’enfants partaient en séjour en colonies de vacances il y a quarante ans de cela contre à peine 850 000 aujourd’hui ?
Force est de constater que la priorité donnée à cette forme de tourisme collectif n’apparaît plus comme prioritaire et le fait que le temps libre se soit fortement individualisé et marchandisé ne justifie pas cette démission.
Bien sûr, des initiatives vertueuses sont prises par de nombreuses collectivités territoriales. Un exemple parmi tant d’autres avec les « Vacances Arc-en-Ciel » organisées par la Ville de Paris. Est ainsi proposé pendant l’été un large choix de destinations et d’activités culturelles et sportives aux jeunes parisiens âgés de 4 à 16 ans. L’objectif est notamment de leur faire découvrir de nouvelles régions et de se familiariser avec la vie en collectivité. Les tarifs prennent en compte le Quotient Familial. Environ 4000 jeunes ont pu en bénéficier cette année.
On ne peut pas non plus omettre le rôle des outils et dispositifs existants pour favoriser le départ des foyers les plus modestes : Agence Nationale pour les Chèques Vacances (ANCV) et Caisses d’Allocations Familiales (CAF) en premier lieu. L’Union nationale des associations de tourisme et de plein air (UNAT), naturellement.

Mais le constat demeure. Il est donc impératif de repenser le modèle.
Déjà au niveau des structures de vacances accessibles à tous : villages de vacances, auberges de jeunesse et colonies de vacances. L’obligation coûteuse de rénover et de mettre aux normes ces bâtiments se heurte au désengagement financier croissant de la force publique. Or il y a nécessité et même urgence à repenser l’offre touristique en l’adaptant, en la démocratisant et en affirmant son volet durable et responsable.

Et n’oublions pas d’évoquer l’accès aux formations d’animateur indispensables pour encadrer les jeunes durant les vacances scolaires. En règle générale, il faut compter de 800 € à 1000 € pour espérer obtenir le BAFA (brevet d’aptitude aux fonctions d’animateur) ? Est-ce bien raisonnable alors que 40 % des étudiants sont dans l’obligation d’avoir en emploi pour financer leurs études (enquête « Conditions de vie » publiée en avril 2021 par l’Observatoire national de la vie étudiante) ?
Les mobilités sont également devenues un sujet central pout les départs en vacances et l’on a bien vu cet été que le prix des carburants devenait un frein au départ de nombreux foyers. Là encore, à l’image de la Région Occitanie, les collectivités compétentes multiplient les initiatives pour nous faire préférer le train. Mais à l’heure de la disparité territoriale en matière de desserte ferroviaire, la bataille du rail est loin d’être achevée…

Une place à prendre

Pour rappel, l’un des trois piliers du tourisme responsable, tourisme durable appliqué à un territoire, est d’ordre social. Or le tourisme responsable et la Responsabilité Sociétale des Entreprises (RSE) deviennent, peu à peu, un sujet d’attention pour les Organismes de Gestion des Destinations (OGD).

Ainsi, nombre d’Offices de Tourisme s’engagent désormais dans la voie de la certification ISO 20121, système de management de responsabilité sociale et environnementale pour les activités évènementielles. Pour ce faire, ils affirment des valeurs et en garantissent l’effectivité. A titre d’exemple, parmi les enjeux prioritaires présentés par la SPL Clermont Auvergne Tourisme au travers de sa politique de développement durable et de qualité figure : « Participer à faire du tourisme métropolitain un facteur d’inclusion. »
ADN Tourisme s’est mobilisé en faveur d’un « manifeste pour un tourisme responsable » et formule 10 engagements dont celui « d’élargir la notion d’accueil touristique à celle d’hospitalité pour inclure, sans distinction, résidents, visiteurs et voyageurs. »

Mais autant le dire la question des non-partants, parties prenantes cachées et bien souvent oubliées de nos stratégies marketing touristiques, n’a jamais été véritablement traitée par les OGD. Or ne sont-ils pas des habitants à part entière de nos destinations, « personae » qui focalisent désormais toute notre attention ? Nos stratégies et les actions en découlant ont traditionnellement pour objectif d’assurer des retombées économiques pour chacun de nos territoires. Le résident n’est donc vu qu’en tant que prescripteur et consommateur. Mais si nous ajoutions la notion de citoyen à notre ambition de développement touristique, accompagnant ainsi les politiques publiques en faveur de l’inclusion de plus en plus affirmées par nos principaux financeurs, en l’occurrence les collectivités ?

On le constate, beaucoup d’initiatives jaillissent au sein de notre réseau dont la création de tiers-lieux, et ceux-ci peuvent constituer d’intéressants laboratoires en ce sens. Et il ne faut pas oublier que nos organismes, dont les Offices de Tourisme, sont les lieux naturels de convergence d’acteurs de toute nature : élus, socioprofessionnels, associations, fédérations… Pourquoi ne pas y ajouter dorénavant les acteurs sociaux, dont les Centres Communaux d’Action Sociale (CCAS) et les organismes de réinsertion ? Pourquoi ne pas prendre l’initiative d’associer nos principaux sites touristiques dans une réflexion visant à permettre l’accueil de publics défavorisés et de leur ouvrir ainsi l’accès aux loisirs ? Pourquoi ne pas être un des leviers de la sensibilisation, voire de la formation des jeunes issus de quartiers difficile pour les accompagner dans la voie de la qualification professionnelle, en lien avec les fédérations de l’hôtellerie et de la restauration ?

Je le sais, des initiatives en ce sens existent et il serait utile d’en dresser l’inventaire.
Quoiqu’il en soit, le débat est ouvert.

(1) Molière, « Le Tartuffe ou l’Imposteur »
(2) Bertrand Réau, « Les Français et les vacances »
(3) Enquête menée par l’Union nationale des associations de tourisme et de plein-air (UNAT), Alliance France Tourisme et la Fondation Jean-Jaurès en 2023
(4) Entretien à ATD Quart Monde, avril 2018

Les photos sur le thème des vacances illustrant cet article proviennent de la collection de diapositives privée de l’auteur de cet article.

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Vincent Garnier est actuellement Directeur général de Clermont Auvergne Tourisme après une expérience de près de trente ans dans le domaine du tourisme institutionnel. Passionné de littérature et de voyage, il est notamment le fondateur des « Cafés littéraires de Montélimar » ; il a également assuré pendant de nombreuses années l’animation de rencontres littéraires : Les Correspondances de Manosque, le Festival de la biographie de Nîmes…
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