De l’insoutenable injonction d’avoir un truc à dire

Publié le 5 juillet 2023
4 min

Je ne sais pas ce qu’en pensent mes collègues rédacteurs·rices, mais écrire pour ce blog est à la fois une chance et un grand bonheur, ainsi qu’un petit caillou perpétuel dans la chaussure de l’autrice en panne d’inspiration.

Tantôt l’on piétine d’impatience de publier un billet pour partager un propos, une initiative, une idée lumineuse qui ne saurait attendre d’être exposée à la lumière de la brillante audience que vous êtes, tantôt l’on procrastine à l’envi, invoquant n’importe quelle divinité papivore qui nous viendrait en aide, miraculeusement.

Alors à moins de se transformer en un adepte de Delerm (plutôt le père, mais ça marche aussi avec le fils) et devenir poète des petites choses ; ou à moins de cultiver comme moi l’art de brasser de l’air avec esthétisme et entrain (ça fait quand même trois paragraphes que vous lisez mon pépiement enthousiaste, bravo à vous) ; comment sortir de cette impasse mutique dans laquelle le syndrome de la page blanche nous immobilise ?

A ce moment précis de mon oiseuse réflexion, me vient une pensée : la situation que je vis est sans aucun doute d’une analogie totale avec le quotidien de tou·te·s les communicant·e·s, tou·te·s les community managers, tou·te·s les rédacteur·rices, qui doivent perpétuellement « prendre la parole » pour leur destination, qui avancent sous le joug de l’injonction permanente de « créer du contenu », même (et surtout) quand l’on n’entrevoit rien d’autre que le marronnier de la Saint Valentin ou l’impérissable saison des marchés à la truffe.

Mais comment font-ils ? (emoji bleu d’effroi)

Parce qu’en fait, on n’a pas tout le temps quelque chose à dire. Et c’est tant mieux.

QU’EST CE QUE LE SILENCE PEUT NOUS APPORTER ?

Instinctivement, je pense à Window Swap, merveilleux site internet dont j’ai déjà parlé ailleurs mais qui mérite qu’on s’y arrête à nouveau. Window Swap a vu le jour à la « faveur »  des confinements et propose à chacun·e de poster une vidéo (sans parole) de la vue depuis sa fenêtre ; et à chaque utilisateur·trice d’ouvrir autant de fenêtres que souhaité. S’ensuit un long et lent voyage immobile depuis le caquètement des canaris madrilènes aux bouleaux enneigés de l’Ontario. Il ne se passe (presque) rien et l’on développe une acuité à décrypter les micro-mouvements qui traversent parfois l’image, à se faire surprendre par de tous petits événements du quotidien qui prennent ici une saveur particulière.

Attention, pratique ultra-addictive.

Des fois, je laisse la fenêtre ouverte en tâche de fond, juste pour entendre au loin les bruits devenus familiers de discrets inconnus.

Je pense aussi à cette courte chronique diffusée dans l’émission Quotidien, « les Silences de Jenna », qui montre des images silencieuses d’actualités qui ont été mises de côté au dérushage, inexploitables aux yeux des médias empressés. L’audio d’origine est bien présent, celui de l’ambiance de la scène, mais sans aucune parole.
Ces bouts de rushes, comme autant de moments de vide apparent, laissent à notre cerveau le temps disponible pour déconstruire l’image qui nous est proposée, pour porter attention à ce qui passe habituellement inaperçu mais qui participe de la mise en scène d’une certaine vision.

Et puis c’est l’occasion, comme dans un film de Varda ou une photo de Depardon, d’entendre les cris des enfants qui jouent hors champ, un rire gêné par ce flottement inattendu, ou de capter le crissement du gravier, sous les pas de cet homme, au loin, qui semble prendre tout son temps pour sortir du cadre.

Crédit Raymond Depardon – Magnum Photos

Alors, je pense aux vidéos promotionnelles des destinations touristiques, souvent bavardes elles-aussi, au montage saccadé et palpitant, elles ont tant à dire et les territoires sont si beaux et riches d’atouts à valoriser ! Je pense aux « reels » instagram qui mettent au défi la persistance rétinienne des utilisateurs en imposant un flux d’images montées sur des musiques toujours plus pitchées ; à l’heure où l’économie de l’attention fait rage et où la moindre milliseconde d’exposition doit être optimisée.

Je visualise intérieurement l’image que ces formats se proposent de nous donner de nos futures vacances, bien remplies, comme l’exigent nos vies actuelles.

Est-ce qu’on s’autoriserait à diffuser des contenus sobres, sans mise en scène, sans filtre ni musique entrainante ?
Une destination a t’elle déjà fait un live en diffusant la vue paisible et apparemment sans intérêt d’une de ses webcams, sans autre artifice ?
Et si on diffusait les rushes des tournages des vidéos promos, ces moments d’attente avant d’entendre « ça tourne ! » ?
Et si on relayait les photos les plus ordinaires, les plus cheap, les plus proches de nous finalement ? Celles qui sont un peu ratées mais qu’on adore parce qu’elles sont tendrement imparfaites ?

J’imagine qu’il y aurait plein de façons de montrer comment un territoire peut être un lieu de contemplation, d’apaisement ; et j’ai vaguement l’intuition que les mots y seraient vains.

Sur ce, je me tais, et vous souhaite un bel été !

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Laurence Giuliani dirige Akken, agence de production sonore pour les destinations touristiques et les lieux de culture. Anciennement responsable d'un Office de Tourisme en milieu néo-rural (ou péri-urbain, comme vous voulez), manager d'artistes, productrice en label indépendant, Laurence cultive la curiosité comme carburant du quotidien. Ses marottes : le son, le tourisme culturel et le "komorebi", cette lumière qui filtre entre les arbres, comme des fêlures de timidité entre les [...]
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