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Lundi 1er décembre.
Plus que 19 jours calendaires avant la trêve hivernale, 15 jours ouvrés, autant dire que ça va aller vite. A cette période comme à l’approche des vacances estivales, bon nombre d’entre nous sont saisi·es du vertige de la fin d’année, de la grande bascule saisonnière où les solstices accélèrent les agendas, happé·es par la crainte de rater on ne sait quel objectif irrémédiablement manqué, passée la date fatidique. Alors on sature le planning jusqu’au bout, on rentre au chausse-pied des visios à 17 heures le vendredi, on appuie un peu plus sur l’accélérateur en se disant que « promis, après, on lèvera le pied ».
C’est à ce moment précis que ce billet arrive dans votre boite mail ou votre fil d’actu, dans le flot déchaîné d’un emploi du temps survolté où les priorités s’abattent sur vous telle la foudre d’un dieu du travail vengeur et sans discernement. Que peut-il vous offrir, ce petit billet, coque de noix perdue dans votre to-do aux airs de crue du siècle ?
Samedi 29 novembre.
Paris 18, Montmartre.
Le calme de la rue adjacente ne laissait en rien présager de la foule qui surgit à ses yeux dès le carrefour de la rue Dancourt passé. Au pied du funiculaire, la première file d’attente de sa journée se déroule sous son regard perplexe. Les wagonnets ballotent doucement, se détachant péniblement du gris du ciel de Paris dont la mairie a eu la triste idée de s’inspirer pour déterminer le pantone de sa flotte de transports en commun. Quinze à quinze, les visiteur·euses se laissent hisser au sommet de la butte de Montmartre, dans un mouvement perpétuel que rien ne semble pouvoir arrêter – jamais la file ne rétrécit, toujours alimentée par de nouvelles âmes en quête d’un imaginaire parisien mondialement partagé. Car c’est cela, Montmartre, la quintessence même d’un Paris idéalisé, figé artificiellement dans une époque, offrant aux voyageur·euses l’un des plus beaux décors photographiques de leur séjour.
L’ascension débute, par les 222 marches dressées comme un rite initiatique ou une épreuve inaugurale de l’expérience à venir. Montmartre, ça se mérite.
L’esplanade de la Basilique du Sacré Cœur est une confusion de visiteur·euses cherchant le meilleur point de vue vers un Est parisien qui se dévoile sous une bruine menaçante.
Lasse, une deuxième file d’attente se présente à elle. Cette fois elle ne renoncera pas et s’armera de patience pour arriver à ses fins, et visiter la Basilique. Remonter la file pour en trouver l’entrée est tout à la fois un amusement et une crainte grandissante, celle de consacrer un temps excessif à cette activité oisive qu’est l’attente. La tentation de dégainer son smartphone pour une séance de scrolling est avortée par un réseau calamiteux, incompréhensible mais salvateur. Alors on laisse son regard divaguer, ses oreilles tenter de traquer le polyglottisme qui nous entoure. Cette file est une tour de Babel ; ses occupants des curieux·euses qui comme nous n’ont pas l’intention de manquer cette visite incontournable. Plus qu’une case à cocher, c’est la découverte d’un pan de l’histoire récente qui a motivé le déplacement jusqu’ici. Combien de temps a duré ce moment suspendu ? Nul ne saurait le dire, tant l’ennui habituellement si redouté s’est transformé ici en une pause cognitive profitable et en une observation complice.
Rien ne manque à la carte postale : les musiciens de rue qui entonnent « Aux Champs-Elysées », l’homme tout de blanc poudré imitant la statue antique et offrant des clins d’œil à qui lui troque un sourire, les vendeurs d’aquarelles à la sauvette qui annoncent la Place du Tertre tout proche.
Quelques pas dans une rue qui semble fabriquée de toutes pièces dans un décor de cinéma, nous y mène. Aux fenêtres qui surplombent les boutiques de souvenirs, des pancartes scandent un mécontentement : « Les montmartrois sacrifiés », « la Mairie nous méprise ». Un homme, au premier étage d’un petit immeuble, fume en regardant le flot de badauds qui s’étire sans fin. Habite-il ici ou séjourne t’il dans un 2 pièces dévolu au tourisme ? Fait-il partie des trahis, des méprisés, ou des insouciants ?
Le Montmartre des artistes se révèle Place du Tertre, où peintres naturalistes, portraitistes et caricaturistes se disputent le pavé. Ce n’est pas le travail qui manque, tous sont occupés à croquer les touristes qui ne reculent pas à l’idée de dépenser une cinquantaine d’euros pour un portrait d’artiste. L’une d’entre eux a montré une photo de son petit chien au pastelliste qui entreprend une réplique toute en tendresse…
« – Monsieur, est-ce que vous m’autorisez à vous prendre en photo ?
– Ah non, moi je suis déjà pris. Et vous ? »
Plus loin, un petit attroupement entoure un aquarelliste dont le travail révèle, à la manière d’un Dorian Gray, l’âme du portraituré. Hypnotique, fascinant et inédit.
On pourrait dire que cela vaut le détour, et on n’aurait pas tort.
Certes les rues sont saturées, le petit autobus de quartier peine à se frayer un chemin sur une route dont on s’étonne qu’elle ne soit pas piétonnisée, les riverains dans leurs voitures jouent d’un klaxon usé d’avoir trop interpellé les visiteurs peu soucieux de cette pression qu’ils exercent, par leur nombre, au quotidien. Ces derniers ne passent ici qu’une heure au plus, y déjeunent ou boivent un vin chaud, achètent quelques babioles à ramener à la famille puis filent vers d’autres lieux « iconiques » de la ville.
Par quelle mesure – égalitaire – pourrait-on relâcher cette pression, selon quel critère faudrait-il autoriser ou interdire l’accès à ces lieux que n’importe qui a, légitimement, envie de découvrir à son tour ?
Une fois la butte redescendue, les pas de notre protagoniste continueront inlassablement d’être ralentis par d’innombrables files d’attente, parce que Paris aujourd’hui est, littéralement, une file d’attente, devant l’Elysée Montmartre, la Scène parisienne, devant le Louvre ou l’Institut du Monde Arabe, devant les bouillons parisiens, devant le dernier coffee shop à la mode où on boit le meilleur matcha. Quel est le statut de celui ou celle qui attend dans la file, quelle est sa légitimité ? Quand sommes-nous de meilleur·es visiteur·euses ? Qui sommes-nous pour décider de qui a sa place dans le tapis roulant du séjour touristique ?
La version audio de ce billet est un test, qui pourrait préfigurer des suites, à vous de nous dire ce que vous en pensez !