Pour une mobilisation des acteurs du tourisme en faveur de la neutralité du Net

Publié le 20 février 2018
8 min

La neutralité du Net, vous en avez vaguement entendu parler aux infos… ou pas entendu parler du tout. Ou peut-être bien que si mais la formule est absconse et les explications par comparaison avec des camions, des voies d’autoroute, etc., vous ont laissé de marbre. Or la neutralité du Net est l’affaire de tous. Voici pourquoi il faut vous emparer du sujet. Retour sur une prise de conscience qui a débuté il y a une vingtaine d’années.

À l’origine

Tout d’abord il nous faut revenir très brièvement sur ce qu’est internet. Dès les années 60 et les débuts de l’informatique, des chercheurs pressentent l’intérêt et les interactions possibles entre les réseaux informatiques. La construction d’internet, un réseau de réseaux (d’entreprise, universitaire, gouvernemental, privé, etc.) se déroule sur une trentaine d’années. Ceci aboutit au début des années 90 à l’internet que nous connaissons tous : le Web. C’est-à-dire un protocole de transfert de données (le TCP/IP pour les connaisseurs) qui permet de joindre un réseau à une adresse (l’URL) pour consulter des pages (au format HTML) contenant texte, images ou vidéos et accessibles suivant le protocole HTTP. Pour schématiser, vous avez des tuyaux (TCP/IP), de l’eau qui coule dedans (HTML). L’eau n’est pas à l’état solide ni gazeux, mais liquide; c’est le rôle de l’HTTP.

Mettre en réseau tous les réseaux a donc demandé des années de recherche et développement aux États-Unis et en Europe. Les impôts de tous les citoyens ont ainsi permis la création d’internet pour que chacun puisse accéder à ces biens communs. Internet est la grande bibliothèque du monde comme la fut en son temps celle d’Alexandrie. Chacun peut le constater quelque soit sa pratique quotidienne du web. INTERNET EST POUR TOUT LE MONDE.

La neutralité du Net est donc un principe fondateur durant toutes ces années de développement. « Sur un plan conceptuel, si le Web était destiné à devenir une ressource universelle, il devait pouvoir se développer sans entraves. Techniquement, il suffisait d’un seul point de réglementation centralisée pour que ceci devienne rapidement un goulot d’étranglement limitant le développement du Web, et le Web n’aurait jamais pu se développer. » Tim Berners-Lee, créateur d’internet.

L’article Network Neutrality, Broadband Discrimination de Tim WU popularise au début des années 2000 le concept de neutralité du Net. C’est l’époque du déploiement du nouveau protocole IP (IPv6) et des équipements pouvant traiter ce protocole qui permet de définir des niveaux de priorité pour les données transmises sur le réseau. Cette avancée technologique permettant de hiérarchiser les flux de données est le déclencheur pour formaliser la défense de la neutralité du Net : un internet pour tous sans discrimination de la source, de la destination et du contenu des données… dans la limite du cadre prévu par le droit des États bien sûr.

Pourquoi la neutralité du Net est-elle de plus en plus mise à mal?

Encore un peu d’histoire. Dans les années 70/80, internet s’est construit sur deux architectures. Une architecture « logique » que sont les protocoles et standards de communication développés dans une culture ouverte et non-propriétaire. Une architecture « physique » que sont les réseaux filaire et hertzien déployés par et propriété d’opérateurs privés ou publiques en situation de monopole comme ce fut le cas en France par exemple. Or aujourd’hui, le réseau est utilisé par des opérateurs privés au nombre de quatre en France et qui ont les moyens de contrôler la manière dont les données transitent.

Quelques exemples divers en France :

En 2012 Free en pleine négociation avec Google « semblait » bloquer les publicités sur Youtube et pas Daylimotion pour faire pression.

En 2010, Orange propose un forfait avec option payante pour accéder à Deezer en illimité. Les autres services de streaming sont limités à 1 Go par mois.

Avant 2010, impossible d’utiliser la VoIP (Skype par exemple) sur le réseau 3G sans surcoût.

La question centrale : les réseaux de communication sont-ils un réseau comme un autre?

Pour le réseau routier, nos impôts et les péages paient la construction d’autoroutes confiées à des sociétés concessionnaires qui étaient majoritairement publiques. Ces opérateurs devenus privés, le réseau routier reste un bien commun que chacun utilise en suivant le Code de la Route. Vinci ne peut pas réserver la voix de gauche pour rouler à 180km/h moyennant un péage plus élevé. Le Net, doit être pareil. Nous avons le même débit théorique quel que soit notre forfait. C’est pourquoi les autorités de régulation de télécommunications (ARCEP en France, FCC aux États-Unis par exemple) se sont vues confier des missions de protection de la neutralité du Net qui est désormais écrite dans le droit… sauf aux États-Unis qui viennent de l’abroger il y a 2 mois.

Si en France nous sommes un peu mieux protégé par le droit européen d’une part et la récente loi n° 2016-1321 du 7 octobre 2016 pour une République numérique d’autre part, la vigilance reste de mise car les coups de boutoir sont nombreux et les attaques ne viennent pas que des fournisseurs d’accès à internet (FAI). Les géants américains du Net ont fait corps pour empêcher l’abrogation du principe de neutralité du Net mais ils sont eux-mêmes des chevaux de Troie qui mettent à mal ce principe.

Concrètement, quels sont les dangers pour le monde du tourisme et les DMO en particulier?

Côté FAI, la diversification financière des groupes industriels pourrait les amener un jour à prendre des parts dans une activité touristique ou avoir des accords commerciaux avec des opérateurs du monde du tourisme. Sans neutralité du Net, ce FAI aurait toute latitude pour limiter le trafic vers les offres concurrentes ou les sites de nos DMO prescripteurs locaux. Avec des débits d’accès plus faibles donc des temps de chargement de pages plus lents voire des soucis de connexion au moment de payer sur une plateforme de réservation, la clientèle se tournerait vite vers l’offre à meilleure qualité de service.

Côté acteurs du web, c’est déjà demain car nous naviguons dans une belle zone grise. Les géants du Net ont beau jeu de prendre la défense du principe de neutralité du Net. Ils défendent en cela leurs intérêts financiers face aux FAI qui aimeraient avoir leur part du pactole des GAFA. Mais ces mêmes GAFA ont des pratiques discriminantes vis-à-vis de leurs utilisateurs. Comme le rappelle l’ARCEP dans un récent article, vous n’êtes pas logé à la même enseigne que vous soyez un utilisateur d’Android ou d’Apple. Google sait très bien organiser le « détournement de trafic » vers les sites où sont ses intérêts financiers: les revenus publicitaires. Philippe Fabry vous expliquait récemment tout ça dans son article sur Google et les OTAs (je vous invite à le lire si ce n’est déjà fait).

Un peu de prospective maintenant. 2018, le marché des tablettes, qui avaient remplacé nos bons gros PC à la maison, commence à s’essouffler lui aussi. L’ère des tv connectées débute, les produits sont matures et deviennent bon marché. On voit se multiplier les télécommandes avec le bouton « Netflix » et arrivent également sur le marché, plus timidement, les télécommandes avec un bouton « Amazon ». Vous voyez où je veux en venir? Le télé-shopping n’aura jamais aussi bien porté son nom.
Ce qui suit est une fiction : Printemps 2019, je suis bien au fond de mon canapé en train de regarder « Des Racines et des Ailes » sur le magnifique département du Lot. Pendant ou après l’émission, des boutons apparaissent à l’écran pour m’inviter à réserver mon séjour à la manière de la monétisation des vidéos sur Youtube.

J’ai une Apple tv, Apple vient de passer des accords commerciaux avec Airbnb : je n’accède qu’à ce catalogue d’offres.

J’ai une tv sous Android, je vois en priorité les offres estampillées Google Ad, les autres résultats sont en page 10 mais j’ai bu une camomille et j’irai au lit avant la page 3.

J’ai une Fire tv d’Amazon qui vient de négocier avec Accor et Louvre Hôtels. Je ne trouve rien qui me plaise pour me loger.

Je suis chez Free et impossible de naviguer correctement sur Airbnb. Faute d’entente entre les deux groupes, Free bride le débit d’accès au service.

Je suis chez Bouygues Télécom, je n’ai même pas vu le bouton pour préparer mon séjour. L’émission passe sur France 3, chaîne concurrente du groupe TF1 propriété de Bouygues: hors de question de laisser passer des revenus publicitaires supplémentaires à France Télévision.

Et maintenant

Maintenant vous ne pouvez plus dire que vous ne savez pas ce qu’est le principe de neutralité du Net. Il affecte tout le monde y compris les DMO qui promeuvent leur destination en ligne. Si comme nous vous êtes inquiets : pas de panique. Vous avez déjà constaté les distorsions qui existent que l’on soit gros ou petit… surtout quand on est un DMO sur le marché du tourisme. C’est une réalité, pas une fatalité. Nous sommes petits mais nous sommes nombreux et le tourisme pèse sur l’économie comme aiment à le rappeler nos élus. Alors ne soyons pas la cinquième roue du carrosse.

Informez-vous et faites-vous le relais de l’information auprès de vos collègues, partenaires et opérateurs du tourisme. La Quadrature du Net constitue une bonne base de ressources pour cela.

Interpellez et mobilisez vos élus. Le sujet n’est pas simple… mais pas plus compliqué qu’un autre. On fonce.

L’ARCEP est le garant en France du respect des réglementations. Tout constat d’entorse à la neutralité du Net peut lui être signalé. N’hésitez pas.

Bref, faites-vous entendre. C’est le seul moyen pour que l’internet soit et reste un outil fait par tous, pour tous et accessible à tous. Toute la rédaction du blog etourisme.info se joint à moi pour vous inviter à prendre position en faveur du principe de neutralité du Net.

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Historien de formation, c'est par une spécialisation en valorisation des patrimoines naturels et culturels que Jérôme a mis un pied dans le tourisme. Il met sa passion des territoires au service de leur promotion. Jérôme a notamment travaillé dans les Offices de Tourisme de Poitiers, Aurillac et Villeneuve-sur-Lot. Toujours à l'affût d'outils pour entraîner ses collègues dans des approches innovantes, c'est un geek curieux d'apprendre et transmettre. Mise en œuvre [...]
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